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Accueil du site - Repéré pour vous - Livres et revues - Recension. Les perdants de la modernisation

Depuis la libĂ©ralisation de grands secteurs Ă©conomiques comme les services postaux, les chemins de fer ou encore l’énergie, les entreprises publiques sont engagĂ©es dans un processus permanent de modernisation et d’adaptation au marchĂ©. Des changements structurels ont Ă©tĂ© nĂ©cessaires pour mettre l’efficacitĂ© et la rentabilitĂ© au coeur des machines et des prĂ©occupations de ses travailleurs. La rĂ©duction des coĂ»ts a marquĂ© de son empreinte la gestion des ressources humaines, le dĂ©veloppement de l’informatique et de la communication. Chez Belgacom ou chez Bpost, le nouvel organigramme est Ă  prĂ©sent en forme de pyramide inversĂ©e, plaçant Ă  sa tĂŞte le client et Ă  sa base le CEO de l’entreprise. [1] Ces bouleversements ont eu lieu, soit de façon relativement progressive, par exemple chez Belgacom, soit Ă  marche forcĂ©e et dans la douleur, comme chez Bpost. On se souvient de la fermeture de nombreux bureaux de poste et de la mise en place du programme Georoute I, II et III.

Dans un article paru dans le n°17 de Pyramides (« Les travailleurs statutaires peu qualifiĂ©s dans la modernisation des entreprises publiques »), John Cultiaux relevait dĂ©jĂ  , Ă  travers le point de vue de travailleurs, les contradictions des entreprises publiques Ă©cartelĂ©es entre tradition de service publique et objectifs Ă©conomiques. Son livre, Les perdants de la modernisation, accorde une large place aux rĂ©cits d’expĂ©riences singulières et aux analyses produites par les travailleurs, regroupĂ©es au sein de deux grandes thĂ©matiques : l’isolement et la rĂ©sistance.

Personne ne remet en question la modernitĂ© en soi. La modernitĂ©, et a fortiori l’hypermodernitĂ©, a ses perdants et ses gagnants. Les gagnants, ceux qui disposent des attributs positifs de l’individualitĂ© mises en valeur par les nouvelles règles de management (sens des responsabilitĂ©s, capacitĂ© d’indĂ©pendance et d’autonomie), ce sont « les travailleurs du service public de demain ». La gestion des ressources humaines veille Ă  dĂ©velopper leurs potentialitĂ©s individuelles et leur dĂ©sir de se rĂ©aliser Ă  travers le travail. Quant aux perdants, principalement des travailleurs statutaires peu qualifiĂ©s, ils sont jugĂ©s peu performants et disqualifiĂ©s par leurs supĂ©rieurs. Ce sont des « individus par dĂ©faut », des incasables qui restent en fonction au seul bĂ©nĂ©fice de leur statut qui leur assure la sĂ©curitĂ© de l’emploi mais leur retire, comme tend Ă  le dĂ©montrer l’ouvrage de John Cultiaux, le droit Ă  la parole. En effet, ces travailleurs restent considĂ©rĂ©s comme des anciens, Ă  jamais associĂ©s aux erreurs du passĂ©. C’est pour cela que leur expĂ©rience nĂ©gative du changement est considĂ©rĂ©e comme une plainte nostalgique et non comme une critique utile. Dès lors, leur souffrance a Ă©tĂ© justifiĂ©e par ce que John Cultiaux appelle un faux concept : leur rĂ©sistance au changement. On pourrait dire que c’est sur ce point que la modernitĂ© tombe dans les erreurs de l’hypermodernitĂ©, telle qu’elle est dĂ©finie par Gilles Lipovetsky, « une modernitĂ© qui ne rencontre plus de rĂ©sistances organisationnelles et idĂ©ologiques de fond ». [2] Or dans Les perdants de la modernisation, l’auteur dit : « Ce ne sont pas tant les individus qui rĂ©sistent au changement mais bien le changement (social, organisationnel et personnel) qui rĂ©siste Ă  certains individus au risque de les exclure ». Il prĂ©cise encore : « La rĂ©sistance n’est pas une prĂ©disposition psychologique mais la consĂ©quence d’un manque de reconnaissance et d’une insĂ©curitĂ© existentielle que les individus Ă©prouvent parfois jusqu’au dĂ©ni de leur propre existence ».

Ghislaine, rĂ©affectĂ©e dans un call center, rĂ©primandĂ©e par son chef de service pour avoir passĂ© trop de temps Ă  expliquer la rĂ©siliation d’un abonnement tĂ©lĂ©phonique Ă  une cliente âgĂ©e ; Pierre, ancien technicien, affectĂ© au service dispatching, confrontĂ© aux incompĂ©tences des techniciens envoyĂ©s sur le terrain après une formation bidon, les tĂ©moignages indiquent une faille importante dans le système : la perte du sens et de la qualitĂ© du travail. La mission de service public Ă  laquelle ces travailleurs Ă©taient attachĂ©s ne se retrouve plus dans les tâches qui leur sont assignĂ©es. La satisfaction du client ne coule pas de source. « Dans le domaine postal, le client n’est pas celui qui reçoit le courrier mais celui qui paie pour l’envoyer, rappelle StĂ©phane Daussaint, permanent CSC-Transcom. Les gagnants de la libĂ©ralisation sont les entreprises qui Ă©mettent du courrier en grand nombre et qui bĂ©nĂ©ficient de tarifs prĂ©fĂ©rentiels. Les autres - citoyens, indĂ©pendants, PME - paient le prix fort. On est passĂ© d’une logique de service public Ă  une logique purement commerciale. Le citoyen passant du statut d’usager Ă  celui de consommateur ». [3]

Pour les travailleurs que John Cultiaux a rencontrĂ©s, l’organisation du travail empĂŞche toute solidaritĂ©. Afin d’accroĂ®tre la rentabilitĂ©, les nouveaux dispositifs de travail favorisent l’autonomisation des travailleurs (motorisation, etc..). Dans certains cas, la gestion du personnel fonctionne Ă  flux tendu et le recours aux intĂ©rimaires est frĂ©quent. Dans les call centers, les postes sont occupĂ©s par des Ă©tudiants, des « premiers emplois », des travailleurs transitoires. Cette diversification des statuts et des conditions de travail a contribuĂ© Ă  la fragmentation du collectif. De plus, les dĂ©ficits de personnel encouragent l’interchangeabilitĂ© des postes. John Cultiaux Ă©crit : « Le collectif de travail est devenu un collectif individualisĂ© façonnĂ© par des normes implicites de comportements adĂ©quates aux intĂ©rĂŞts de chacun … La dĂ©solidarisation, l’attitude de retrait prend la forme d’un report systĂ©matique de la pression et des ajustements sur le niveau infĂ©rieur pour se concentrer sur son propre travail ». Le coach ou le chef de service est perçu comme un relais des instructions de ses supĂ©rieurs dont le seul souci est de satisfaire sa hiĂ©rarchie. DĂ©connectĂ©s du travail de terrain, ils sont incapables de « descendre dans le trou », comme l’expriment les travailleurs interrogĂ©s. Certains peuvent Ă©galement ĂŞtre perçus comme des traĂ®tres, dès lors qu’ils ont choisi leur carrière au dĂ©triment du collectif. Nicole Aubert [4] Ă©numère les consĂ©quences de cette adhĂ©sion nĂ©gative : perte de la mobilisation, dĂ©gradation des relations sociales et personnelles, souffrance psychique et dĂ©valorisation.

La plupart des perdants dénoncent la perte d’un lien, d’un travail d’équipe et témoignent d’un sentiment d’isolement éprouvé au quotidien. Certaines réorganisations détruisent les dynamiques collectives et par conséquent la performance. Sans dynamique collective, le travail n’a plus de sens.

Pour conclure, John Cultiaux note : « Il ne s’agit pas d’opposer seulement une « vision traditionnelle » du service public Ă  une vision « marchande » des entreprises publiques. Les individus portent aussi dans leurs analyses une critique en termes d’efficacitĂ© (critique industrielle). La demande de reconnaissance des individus porte donc sur la mise en Ă©vidence de ce dĂ©ni d’évaluation dont ils font l’objet ». C’est beaucoup Ă  cela que tient l’intĂ©rĂŞt de l’ouvrage : en donnant la parole aux travailleurs souvent Ă©cartĂ©s des Ă©valuations, nous avons accès Ă  une critique de la modernisation qui soulève des questions très pratiques. Leur demande de reconnaissance est intimement liĂ©e Ă  leur dĂ©sir de faire Ă©voluer leur fonction dans un souci d’efficacitĂ©. A l’heure oĂą les administrations dĂ©ploient des efforts pour dĂ©celer les talents parmi leurs travailleurs, il est utile de mesurer les qualitĂ©s de ceux qui occupent les plus bas Ă©chelons de la hiĂ©rarchie, Ă  leur juste valeur. C’est pour cette raison que « les perdants de la modernisation » trouve sa place dans la rubrique de la guerre des talents.

Florence Daury

notes:

[1] A. VAS, « Etude du pilotage d’un changement organisationnel majeur : le cas de Belgacom », Permanences & Mutations des organisations.

[2] Institut Paul Bocuse, Cycles de confĂ©rences « Grands TĂ©moins » sur le thème de « l’hypermodernitĂ© », extrait de la confĂ©rence de Gilles Lipovetsky, 4 octobre 2010.

[3] P. TAQUET, « LibĂ©ralisation du marchĂ© postal : la fin d’un long processus », Revue DĂ©mocratie, 15 janvier 2011.

[4] N. AUBERT, « AdhĂ©sion nĂ©gative et perte de sens dans une entreprise publique en mutation », in : La motivation au travail dans les services publics, Revue Pyramides, n°4, Automne 2001. Voir aussi, N. AUBERT et V. DE GAULEJAC, Le coĂ»t de l’excellence, Seuil, 2007.