Une recension d’Alexandre Piraux
Ce livre modeste par le nombre de pages mais dense quant aux analyses s’interroge sur la permanence dans nos démocraties de l’ambivalence des citoyens à l’égard des phénomènes de corruption et des atteintes à la probité publique.
Il ne s’agit pas selon l’auteur de dénoncer, de déplorer ou inversement de minimiser ces phénomènes en les dédramatisant. La corruption est envisagée comme un phénomène « normal », une normalité sociologique au sens de Durkheim, à savoir comme un acte de transgression prévisible et non comme une pathologie sociale. Cependant alors que dans les années 1980, un tiers des Français considérait les hommes politiques comme « plutôt corrompus », la proportion s’élève entre 60 et 65% dans les années 2000. En une génération le pourcentage de méfiance a doublé et « pour beaucoup, se tenir à distance du pouvoir est devenu une vertu, un comportement civique inversé ».
En fait, Pierre Lascoumes essaie de comprendre l’écart entre les dénonciations virulentes des « corruptions » et son acceptation de fait. L’auteur part de l’hypothèse qu’il existe des liens étroits entre la perception de la corruption et la conception que le citoyen se fait du politique. « C’est en fonction de la manière dont les citoyens se représentent les responsabilités politiques qu’ils jugent les déviances perpétrées en ce domaine. ».
La notion de corruption et ce qui en délimite les contours n’est pas aussi évidente qu’on pourrait l’imaginer au premier abord. Si l’acception la plus fréquente est d’ordre juridique, il semble bien que ce sens ne soit pas suffisant aux yeux de certains.
Pierre Lascoumes distingue trois définitions de la corruption. La première approche est juridique et met en évidence la notion de gains directs ou indirects résultant d’un abus de pouvoir ; la deuxième approche est beaucoup plus extensive et focalisée sur la notion d’intérêt général. Le système de patronage, de clientélisme, le lobbying influençant de façon particulariste les décisions des autorités font partie de cette conception d’après laquelle : « Toutes les pratiques qui privilégient certains acteurs et en excluent d’autres sont considérés comme contraires à l’intérêt général ». Un troisième type de définition repose sur le modèle économique et confère une certaine utilité ou efficacité aux pratiques corrompues, en particulier dans le contournement d’obstacles bureaucratiques.
D’après des enquêtes américaines, les jugements vis-à -vis de la corruption sont d’autant plus sévères que l’acteur public est distant (éloigné) des citoyens et que sa fonction est abstraite. A rebours, les pratiques déviantes bénéficiant à des citoyens ou à des acteurs politiques de proximité sont davantage tolérées.
La cartographie des jugements sur la corruption s’organise en trois zones : la « zone noire » du consensus réprobateur, la « zone blanche » du consensus de tolérance ; la zone « grise » du dissensus et des incertitudes. Les études statistiques menées en France par l’auteur et son équipe de chercheurs établissent que les secteurs les plus exposés à la corruption selon l’opinion publique, sont les partis politiques, les milieux financiers (respectivement 75, 9 % et 66,5%) l’administration étant à 19,9%. Selon cette enquête, un petit quart de la population revendique un niveau élevé d’exigence morale.
L’enquête met en évidence la diversité des perceptions vis-à -vis des atteintes à la probité. Elle met aussi à mal le préjugé selon lequel le point de vue rigoriste serait majoritaire alors que ce point de vue est minoritaire par rapport à l’importance des positions plus laxistes ou ambivalentes.
Diverses explications à la tolérance existent : celle du « vote vénal » des citoyens plus motivés par leurs intérêts matériels que par la cohérence avec leurs valeurs ou idées ; deuxièmement les citoyens mal informés ou trop informés ne peuvent ou n’ont pas la compétence pour faire le tri parmi les informations ; une troisième explication met l’accent sur les aspects institutionnels et donc sur les types de régime politique (pluralisme fort ou faible) et sur le capital socioculturel des citoyens (fort/faible) ; un quatrième type d’analyse se réfère aux positions idéologiques des personnes qui prévalent sur le jugement moral, ainsi le soutien à un parti ou aux priorités d’une politique publique renforce la tolérance à l’égard de ses illégalismes.
Ainsi les citoyens utilisent-ils un ensemble d’arguments qui vont de la primauté donnée aux résultats de l’action politique, à l’identification personnelle à l’élu dans le cadre d’une relation de proximité, en passant par sa victimisation (le grand complot contre l’élu) ou la mise en cause du système politique pour justifier un comportement qui déborde les cadres légaux. La probité n’est donc pas le critère de jugement premier des électeurs et est mise en balance avec d’autres facteurs.
Le livre nous rappelle que l’acte de corruption n’est pas une pratique unilatérale mais s’inscrit dans une relation à trois entre le « solliciteur », « le décideur » et le « public » en position de « censeur passif » plutôt ambivalent s’il attend des avantages pour lui-même ou pour son groupe social. Les accusations publiques recherchent le « coupable » mais sont beaucoup plus discrètes sur les corrupteurs potentiels depuis le chef d’entreprise jusqu’au simple citoyen. Pierre Lascoumes considère que : « C’est là un point aveugle des analyses existantes » qui sous-entendraient que « la défense des institutions démocratiques et de leurs règles relève de la seule responsabilité des politiques ».
La proximité justifie le favoritisme, les pratiques d’« arrangement » avec les règles et rend acceptables les ruptures d’égalité entre citoyens, le political business. C’est pour cette raison que l’on peut parler de tyrannie de la proximité.
Pour conclure l’auteur estime que la seule façon de restreindre ces pratiques déviantes est de les rendre explicites et de les mettre en visibilité, dans la mesure où cela s’avère toutefois possible.
Pierre Lascoumes se montre étonnamment optimiste à l’égard des conflits d’intérêts qui sont, selon lui, en cours de domestication grâce aux critères de réputation auxquels tiennent les scientifiques, et ce en dépit des fortes réticences suscitées en France par la publicisation des conflits d’intérêts (le fait pour un expert par exemple de déclarer ses liens avec un groupe économique qui finance ou a financé ses travaux). En revanche une série d’exemples lui inspire un certain pessimisme. Il vise là le fait qu’une série d’instances (Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, Service central de prévention de la corruption, …) veillant sur l’intégrité de la vie publique ne sont dotées que d’un pouvoir symbolique et deviennent par là même des « institutions molles ». Il importe de réviser le statut de ces dernières et d’en faire des autorités administratives indépendantes de l’exécutif munies de pouvoirs réels. Une formation obligatoire des élus et de tous les fonctionnaires à ces questions serait une démarche certes minimaliste mais significative de la prise en compte des enjeux de probité et d’impartialité, tout aussi important que le « management public ».
Il est sans doute un peu dommage que l’auteur ne se réfère pas davantage au triomphe des valeurs mercantiles et n’examine pas l’éventuel impact des nouvelles méthodes de gestion du « modèle privé » sur la probité publique. Ce modèle privilégie en effet comme on le sait partenariats, privatisations et externalisations qui ont pour effet de diluer les responsabilités et d’empêcher la transparence. Dans ce modèle « On ne sait plus qui fait quoi pour qui » (Rouban, L., Le Monde 29 mars 2011). Par ailleurs, les questions relatives aux conflits d’intérêts et au lobbying non encadré qui sape les fondements démocratiques semblent être minorées ou sous-estimées quant à leurs conséquences sur la nécessaire confiance sociale en démocratie.
A titre personnel, on s’interrogera aussi sur l’appréhension extrêmement extensive de la notion de corruption qui met sur un même plan la corruption au sens juridique impliquant des avantages financiers illégaux en raison d’une position institutionnelle avec des pratiques de « politisation » au sens de service social ou de facilitation en faveur des plus démunis qui n’ont ni réseau, ni ressources symboliques (socioculturelles). L’approche extensive d’origine anglo-saxonne qui est aussi celle des cénacles internationaux aujourd’hui emporte selon nous, le risque de la confusion des genres. Or la question de la probité publique a besoin de clarté et non de mutation sémantique.
Le grand mérite de cet ouvrage est toutefois de se hisser en dehors des postures morales radicales et du schématisme « pur et impur » pour susciter une réflexion subtile sur l’ambivalence des citoyens et sur le fait que le rapport au politique et donc la conception qu’on en a est au cœur de la problématique. L’instrumentation réciproque du politique et de l’économique est aussi mise en évidence de façon remarquable tout comme l’extension inquiétante des zones « grises » d’incertitude.