A l’initiative de son groupe UDI-UC, le Sénat français a créé à la fin de 2013, une Mission chargée d’analyser les moyens pour l’Europe de peser davantage dans la gouvernance mondiale de l’Internet. Cette Mission a rendu son rapport le 08 juillet 2014.
Le document de 398 pages est composé de deux grands chapitres : le premier dresse un état des lieux du réseau des réseaux, depuis sa création jusqu’à l’Affaire Snowden. Le second avance 63 propositions afin de promouvoir un Internet centré sur les valeurs européennes d’une part, et d’autre part engager une politique européenne plus offensive dans la gouvernance de l’Internet.
Le rapport de la Mission offre un vaste panorama des forces en présence, des enjeux délicats qui sont à l’œuvre sur Internet, des défis sociaux, politiques et économiques. Dans ses annexes, l’on peut aussi trouver un glossaire très utile, reprenant les nombreux acronymes utilisés dans la sphère d’Internet.
Comme le point de basculement dans l’histoire de la gouvernance d’Internet, l’affaire Snowden occupe, pour la Mission, une place déterminante. Elle a mis en exergue la nécessité de rééquilibrer les jeux d’influence sur Internet, largement dominés aujourd’hui par les intérêts américains. Pour Gaëtan Gorce, le Président de la Mission, il faut « se garder des naïvetés et des utopies qui pullulent autour du web ». Internet est devenu un terrain propice aux attaques malveillantes. Outre la cybercriminalité, trois types de menaces existent : l’espionnage économique, la déstabilisation via des cyber-attaques et le sabotage d’infrastructures critiques, tels que les réseaux d’énergie, d’eau, les hôpitaux,…
Le rapport tend à démontrer que l’architecture centralisée de l’Internet est sous influence américaine, notamment par l’entremise de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), société californienne qui gère l’annuaire DNS (Domain Name System). Cette gestion n’est pas une simple activité technique : l’ICANN est en position de priver un pays de l’usage de son extension, comme durant la guerre en Irak, avec l’extension « .iq ».
Après les révélations de Snowden, la conférence NETmundial de Sao Paulo des 23 et 24 avril 2014 est apparue comme un événement fondateur pour le futur d’Internet. Elle a réuni plus d’un millier de personnes (représentants des gouvernements, secteur privé, société civile, communauté technique, communauté académique et utilisateurs) et elle a consacré des principes et valeurs fondamentaux pour l’Internet et sa gouvernance. Ce sont ces principes que le rapport appelle à la consécration, par la mise en place d’un Conseil mondial de l’Internet qui garantirait une gouvernance multipartite par les Etats, le secteur privé et la société civile.
Cependant, le rôle des parties prenantes, particulièrement celui des Etats, reste à débattre. Pour la Mission, l’Union européenne peut défendre une approche équilibrée et nuancée. « Juridiquement, l’Internet ne peut être considéré comme un bien. Il ne saurait non plus constituer un service public, qui repose sur une souveraineté territorialement limitée » (p. 151). Afin de déterminer le statut juridique d’Internet, ainsi que sa nature qui n’est ni publique, ni privée, la Mission suggère de faire référence à la notion de « service public international ». Par l’audition de M. Nicolas Colin [1] , le rapport relève les similitudes entre Internet et un service public : « ce qui me frappe, c’est la parenté entre les principes qui président aux grandes plateformes et les lois de Rolland, qui ont théorisé les grands principes du service public : continuité, mutabilité, égalité. Les grandes plateformes ont compris que le succès industriel passe par la continuité du service, que la mutabilité est la condition d’adaptation à l’évolution des techniques – les applications doivent ainsi s’adapter aux évolutions des systèmes d’exploitation. Elles mettent, enfin, tous les utilisateurs à égalité – tout le monde peut, par exemple, ouvrir un compte chez Apple et créer une application » (p. 151). Le document reprend également la voix de M. Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions : « Internet est devenu un service public, dès lors qu’il est le média du XXIème siècle, et qu’en tant que tel il n’appartient à personne, parce qu’il est à tout le monde » (p. 151).
En termes économiques, la ressource que représente Internet permettrait de le qualifier comme bien commun puisqu’il ne pourrait fonctionner sans un partage entre des réseaux physiques, constitués de biens privés et interconnectés grâce à l’utilisation du domaine public. Cette qualification de l’Internet comme bien commun fonde l’action des Etats pour assurer que cette ressource profite à tous et empêche d’adhérer à l’objectif, affiché par le gouvernement américain, d’une privatisation complète de sa gouvernance.
Car, avant tout, Internet représente un formidable potentiel industriel et commercial. Sur ce point, le rapport déplore le retard pris par l’Europe pour se positionner dans la gouvernance du réseau. De plus, l’industrie européenne est absente dans les secteurs tels que les composants électroniques, les ordinateurs portables, les tablettes, largement dominés par les géants asiatiques et américains.
Les géants du net pratiquent l’optimisation fiscale à grande échelle. La structuration territoriale de ces grands groupes alimente une concurrence fiscale entre Etats, même au sein de l’Europe. Certains acteurs privés abusent encore de leur situation dominante sur le marché, le rapport indique : « Ces grands acteurs défient les Etats, sapant les moyens de l’action publique par l’optimisation fiscale, rivalisant avec leurs services publics, menaçant leurs modèles économique et culturel, et même frappant monnaie virtuelle ».
Après avoir dressé un état des lieux de l’Internet, le rapport donne, dans son deuxième grand chapitre, une liste de 62 propositions pour la construction d’un avenir d’Internet, proche des valeurs européennes. Certaines d’entre elles sont complexes à saisir, par exemple, celle d’aligner les taux de TVA des biens et services culturels. Est-t-elle praticable, lorsque l’on connaît les difficultés qu’a l’Europe à s’entendre sur une éventuelle politique fiscale commune ?
Une page de l’histoire d’Internet semble définitivement tournée, celle qu’a écrite David Clark, créateur du protocole IP, en déclarant : « Nous refusons les rois, les présidents et les votes. Nous croyons au consensus approximatif et au code qui marche ».
D’une certaine manière, la Mission nous ouvre les yeux sur l’utopie que représente la vision des pionniers de l’Internet. Le réseau ne peut pas fonctionner en dehors des lois car il est une extension technologique des activités sociales, économiques et politiques des hommes. Par contre, la difficulté de lui fixer des frontières physiques et légales en fait un objet particulier, dont le statut juridique reste flou. D’autant plus que chacun, Etat ou acteur privé, tente d’imposer son influence à la gouvernance d’Internet. Le rapport le souligne : « L’architecture globale de l’Internet est menacée d’un risque systémique de fragmentation en blocs » (p. 132). Pourtant, la volonté manifeste de la Mission de donner à l’Europe des opportunités de s’imposer davantage n’est pas très éloignée de cette tendance qu’ont les Etats à vouloir reprendre leur souveraineté sur l’Internet. C’est sans doute la grande contradiction de ce rapport.
Florence Daury