Recherche

Version électronique sur revues.org

Ce numéro de Pyramides traite de questions relatives à l’enseignement supérieur et, en particulier, au sein de ce secteur, de débats relatifs à l’évolution et au fonctionnement des universités.

Ces dernières, en particulier en Europe, ont à faire face à une série de données nouvelles qui se juxtaposent à des situations plus anciennes.

La question du financement reste aujourd’hui largement posée dans un contexte où les budgets publics consacrés à l’enseignement supérieur s’avèrent de moins en moins suffisants et où les universités européennes se voient de plus en plus invitées à recourir à des sources de revenus de nature privée, tout en se voyant investies d’une mission importante en tant qu’instruments du développement économique d’une Europe de la connaissance (cf. la stratégie dite de « Lisbonne »). Dans le même temps, le processus de Bologne pousse à une harmonisation des programmes d’enseignement à tous niveaux (depuis le baccalauréat jusqu’à la formation doctorale) et à une mobilité plus accrue des étudiants, des enseignants et des chercheurs, configurant dès lors les prémisses d’un véritable espace européen de la recherche et de l’enseignement capable de rivaliser avec les autres nations, au premier rang desquelles les Etats-Unis.

C’est sur cette toile de fond que d’autres phénomènes s’observent. Sur le plan de l’organisation interne, certains établissements ont adopté ou adoptent des instruments et des pratiques de gestion inspirés du secteur privé – comme dans les administrations publiques, le new public management y est en marche. Plans stratégiques et opérationnels, audits, mécanismes d’évaluation interne des performances des équipes de recherche et des programmes d’enseignement, gestion par objectifs, mécanismes d’allocation des ressources sur la base de critères quantitatifs, « benchmarking », « balance scorecard », etc., font désormais partie du vocabulaire de la gouvernance interne. D’autres mécanismes de gouvernance « externes » s’observent également : créations d’agences d’évaluation de la qualité de l’enseignement et/ou de la recherche aux niveaux national et européen, importance accrue des organismes d’accréditation des programmes et montée en puissance des instruments de comparaison et de classement des performances (les « rankings ») des universités, tant au niveau des Etats que de la planète toute entière.

Tous ces éléments s’inscrivent dans un contexte de concurrence accrue entre universités avec, ici et là , des regroupements d’établissements susceptibles de générer des masses critiques favorables à un meilleur positionnement des établissements, dans le concert national ou international.

Ces évolutions – évoquées ici rapidement et de façon non exhaustive – posent évidemment un grand nombre de questions et suscitent polémiques et débats.

Le présent numéro de Pyramides apporte quelques éclairages sur quelques unes des interrogations soulevées par un monde universitaire en évolution.

L’article de Frédéric MOENS (« Dans le pré du voisin. Evolution de l’enseignement supérieur en Communauté française de Belgique ») traite de l’évolution du paysage de l’enseignement supérieur en Communauté française.

L’auteur propose de comprendre le fonctionnement de l’enseignement supérieur à la lumière de trois facteurs structurants. Le premier trouve son origine dans une histoire locale dont il est l’expression et dans un régime politique dont il est le résultat. Dans cette perspective, l’enseignement (bien collectif et service public) est pris en charge par des groupements locaux au nom d’intérêts particuliers qui mettent en œuvre des politiques collectives, tout en utilisant les rivalités qui les opposent comme mécanisme de régulation. Dans la mesure où les mêmes services doivent être offerts à tous, les intervenants ne cessent de s’observer les uns les autres et proposent des prestations comparables. Le deuxième facteur fait référence à l’incontournable dimension linguistique qui, au terme de plusieurs décennies, inscrit les politiques éducatives dans des communautés autonomes. Le troisième facteur – le plus récemment apparu dans les débats – concerne l’internationalisation de l’enseignement supérieur, avec ses conséquences pratiques et idéologiques mais également prétexte et justification de l’introduction de réformes profondes dont les enjeux ont une dimension locale considérable.

L’observation et l’analyse de la combinaison et de la recombinaison de ces éléments au fil du temps conduisent l’auteur à conclure à l’émergence d’une configuration renouvelée de l’enseignement supérieur en Communauté française plus qu’à un bouleversement radical. Les établissements s’observent, s’ajustent à des contraintes nouvelles en même temps qu’ils utilisent ces dernières dans la poursuite de leurs stratégies et réactivent une logique de réseaux en faisant alliance avec leurs partenaires traditionnels.

Jean-Luc DE MEULEMEESTER (« Vers une convergence des modèles ? Une réflexion à la lumière des expériences européennes de réforme des systèmes d’enseignement supérieur ») tente de dégager, au travers d’une analyse comparative, les lignes de force de l’évolution de deux systèmes d’enseignement supérieur a priori très différents – le modèle anglais (à l’origine, décentralisé) et le modèle français (à l’origine centralisé) – pour s’interroger sur la convergence ou la divergence des deux trajectoires.

Dans les deux cas, il s’agit de repérer les caractéristiques des stratégies suivies par l’Etat pour mettre en place des réformes. L’auteur avance que, en Angleterre, s’observe une forme de reprise en main progressive du système par le gouvernement au travers d’un ensemble de mesures (suppression de la nomination à vie, instauration d’un Research Assessment Exercice pour l’allocation des fonds publics, mise en place d’un système unitaire regroupant les anciennes universités et les autres établissements d’enseignement supérieur, concentration de la recherche dans des centres d’excellence mondiaux, stimulation d’une stratégie de spécialisation entre collèges d’enseignement et universités de recherche, etc.) qui soumettent les universités traditionnelles à une pression concurrentielle de plus en plus forte et à une évaluation permanente. Ces mesures, si elles ne privatisent pas l’enseignement supérieur, contribuent néanmoins à créer un quasi-marché. En France, du fait d’un système historiquement centralisé, les tentatives de réforme « dures » ont généralement échoué. Néanmoins, l’auteur met en évidence un mouvement vers plus d’autonomie des établissements, plus de concurrence sous le contrôle de l’Etat et la mise en place de structures d’évaluation.

Dans sa contribution à ce numéro, Françoise THYS-CLEMENT (« La recherche et l’enseignement supérieur dans un système fédéral : la nécessité d’une Charte européenne des universités ») souligne que la recherche fondamentale constitue un bien public au sens où il est difficile d’exclure quiconque (quel que soit son statut, privé ou public, et quel que soit son origine géographique) de profiter des bénéfices qu’elle génère. Il s’agit de découvertes qui ne peuvent s’approprier par le biais de brevets, par exemple. La production, la « consommation » et la diffusion de ce type de bien dépend donc, par nature, de financements publics. La question se pose alors du niveau de pouvoir le plus apte à assurer la pérennité de ces derniers. C’est dans cette perspective qu’elle plaide pour une Charte européenne de nature à garantir des ressources stables aux universités dans la poursuite de leurs missions.

La question des rankings – nouvelle donne dans le paysage universitaire – fait l’objet de deux contributions.

Philippe VINCKE (« Les classements d’universités ») soumet à une analyse critique le contenu et la pertinence des critères pris en compte dans l’un des classements qui fait régulièrement la une des médias (celui de la Jia Tong University de Shanghai, dit « classement de Shanghai ») et porte un regard non moins sceptique sur un autre classement publié annuellement par le Times Higher Education Supplement (dit « classement du Times »).

Le lecteur trouvera dans cet article non seulement une analyse détaillée et argumentée des critères utilisés mais également un certain nombre de commentaires (assortis d’exemples clairs) de nature plus « technique » sur les méthodes de calcul et de comparaison utilisées (notamment les procédures de normalisation des scores et les effets induits de l’approche qui consiste à agréger par le biais de moyennes pondérées, les performances des universités sur une série de critères).

Les exemples présentés montrent à l’évidence que, en fonction des méthodes utilisées, la même université peut se trouver à des rangs radicalement différents. Ces classements apparaissent finalement comme méthodologiquement peu ou mal fondés. Ils sont également outrageusement réducteurs dans la mesure où seule l’activité scientifique dans les disciplines « dures » est prise en compte (les sciences humaines y sont singulièrement absentes) et dans la mesure où, également, ils excluent de facto une catégorisation qui engloberait les autres missions classiquement assignées aux universités (enseignement, formation, contribution au développement économique, social et culturel, …).

Si classement il devait y avoir, d’autres approches seraient donc indéniablement nécessaires. L’auteur attire également fermement l’attention sur les dangers que représentent de tels classements et sur les effets pervers qu’ils sont susceptibles de générer.

Philippe AGHION, Mathias DEWATRIPONT, Caroline HOXBY, Andreu MAS-COLELL et André SAPIR (« Pourquoi réformer les universités européennes ? »), tout en reconnaissant les carences du classement de Shanghai, utilisent néanmoins ce dernier pour se livrer à une analyse comparative des performances entre les universités américaines et les universités européennes ainsi qu’entre ces dernières.

Les auteurs proposent un indice de performance par pays qui conduit à constater que, globalement, les Etats-Unis occupent une position dominante. Ils observent cependant d’importantes variations entre pays européens. La Suisse, le Royaume-Uni et la Suède, par exemple, occupent des rangs élevés qui les amènent à des niveaux comparables à ceux des universités américaines. En revanche, le Sud et l’Est de l’Europe se révèlent être moins bien notés.

Cherchant à expliquer ces disparités entre pays européens, ils mettent en évidence une corrélation positive forte entre les dépenses par étudiant et la position d’un pays dans leur classement. L’analyse se poursuit par l’examen des réponses fournies à un questionnaire envoyé à un échantillon de responsables d’universités européennes. L’analyse des résultats de cet exercice suggère que la performance de recherche d’une université est positivement affectée par une série de mesures liées au degré d’autonomie dont elle jouit et par l’importance du volume de leurs dotations budgétaires.

L’analyse des interactions entre ces deux facteurs montre qu’une quantité supplémentaire de ressources financières a d’autant plus d’effets sur les performances qu’elle est combinée à une autonomie importante de gestion. Plus précisément, disposer d’une large autonomie budgétaire double, statistiquement, l’effet de ressources additionnelles sur la performance de recherche. Ces constats conduisent finalement les auteurs à émettre une série de propositions en matière de politique économique.

Dans un tout autre registre, celui de l’enseignement, Elena ARIAS et Catherine DEHON (« Etudiants et universités : un seul profil de réussite ? ») analysent la question de la réussite en première année.

La démarche des auteures s’appuie sur les données relatives aux primo-arrivants à l’Université Libre de Bruxelles pour les années académiques 1997-1998 et 2001-2002. Elles confirment que le milieu socio-économique influence la réussite de manière significative. Une analyse statistique multivariée permet cependant d’aller au-delà de ce constat maintes fois posé. Il apparaît alors que le niveau d’études de la mère et le statut socio-économique de l’activité professionnelle du père ont un impact majeur sur la probabilité de réussite. L’analyse met également en évidence l’influence qu’a sur la réussite, le type d’enseignement suivi antérieurement. Le fait d’avoir suivi un enseignement de type traditionnel plutôt que « rénové » est positivement corrélé avec la probabilité de réussite. Il ressort également une absence de différence significative entre la réussite des étudiants d’origine étrangère et celle des autres étudiants, à profil socio-économique semblable.

Le volet de ce numéro traitant des universités se termine par un entretien avec Christine MUSSELIN dans lequel sont abordées des questions relatives aux transformations du système d’enseignement supérieur en France, système qu’elle a minutieusement analysé dans La longue marche des universités françaises (Paris, P.U.F., 2001), et qui fait, actuellement, l’objet d’une série de réformes. Elle y montre en quoi ces dernières poursuivent des transformations déjà inscrites dans des propositions de changement antérieures et en quoi elles rompent avec le passé tant sur le plan du remodelage du paysage universitaire français que du fonctionnement interne des établissements. L’entretien élargit le questionnement au niveau européen.

Christine MUSSELIN dirige le Centre de Sociologie des Organisations au CNRS. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages consacrés aux universités et aux universitaires. Elle dirige également un ambitieux programme – « Enseignement supérieur et recherche » – d’analyse comparative des configurations universitaires sur un plan international. Elle dirige par ailleurs le RESUP (Réseau d’Etudes sur l’Enseignement Supérieur) et préside le réseau CHER (Consortium for Higher Education Research). Elle est donc une interlocutrice et une observatrice particulièrement bien placée pour prendre de la hauteur par rapport aux débats actuels.

Sans quitter le domaine de l’enseignement, la contribution de Denis LAFORGUE (« L’administration scolaire française est-elle encore une bureaucratie ? ») porte sur l’administration scolaire en France. Celle-ci, comme dans d’autres secteurs publics, connaîtrait un changement de « référentiel » avec le passage d’une logique de type bureaucratique à une logique plus moderniste inspirée du new public management.

L’auteur conteste cette vision à ses yeux trop tranchée en montrant, sur la base d’une enquête ethnographique et donc des pratiques professionnelles quotidiennes telles qu’elles peuvent être observées sur le terrain, que ces deux logiques coexistent de façon paradoxale : les acteurs perpétuent des traditions bureaucratiques dans certains secteurs d’activité, tout en s’appropriant des idées et des valeurs néo-managériales dans d’autres secteurs, fondant de la sorte une relation professionnelle sur un va et vient permanent entre ces deux logiques.

Enfin, dans la dernière contribution à ce numéro, Jean-Paul NASSAUX propose une recension stimulante de L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes de Jean-Claude Michéa, ouvrage dans lequel ce dernier se penche sur les réformes scolaires sous-tendues par les principes libéraux et le primat de l’économie.