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Accueil du site - Revue Pyramides - Numéros parus - Pyramides n°21 - L’armée en réforme - Introduction - L’avenir de l’Armée belge : quelle viabilité et crédibilité ? Alexandre Piraux et Luc Wilkin

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Alexandre PIRAUX et Luc WILKIN

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I. Introduction générale

Pour la première fois, Pyramides s’intéresse à la question et à l’institution militaire. Celle-ci est ambivalente par nature en ce qu’elle représente à la fois un mode de protection et un mode de destruction. Comme on le sait, les forces armées incarnent historiquement, avec l’administration fiscale , l’essence de l’Etat régalien.

Selon Alberico Gentili, un des fondateurs du droit public international à la fin du XVème siècle, « La guerre est un conflit armé, public et juste ». D’un point de vue politique, la guerre dans sa forme classique est un conflit entre deux Etats et donc un conflit public. Au plan éthique, la guerre appelle une posture qui se veut morale, tuer un ennemi pour défendre sa patrie, sa famille, ses valeurs. Au plan juridique, la guerre est dite « juste » au sens où elle est censée aujourd’hui se fonder sur une conception universaliste des droits de l’homme entendue dans le sens humanitaire (guerres de légitime défense, assistance collectivement délibérée, devoir d’ingérence).

Cette conception traditionnelle relève, semble-t-il, du passé. En effet si l’on suit la thèse de Frédéric Gros (2006) sur les « états de violence », « la guerre disparaît ». Ce dernier entend par guerre, la guerre régulière, telle que définie par Gentili. La guerre classique était centralisée, les « états de violence » (Gros, 2006) d’aujourd’hui sont anarchiques. La guerre était publique, de nos jours, les protagonistes sont également des groupes privés de trafiquants (narcotrafiquants) ou de terroristes (talibans). La guerre régulière se tenait aux frontières, à l’heure actuelle, la violence peut survenir partout et au cœur même des villes. Elle avait pour acteurs des soldats fonctionnarisés, alors que maintenant, les sociétés militaires privées, les terroristes, mercenaires, pirates et autres « experts » prennent le relais. C’est ainsi qu’en Irak en 2008, plus de la moitié des troupes occidentales se composait de sociétés privées de sécurité (les fameux contractors), illustrant de la sorte la privatisation de l’ex-monopole de la « violence légitime ». Les victimes ne sont plus les seuls combattants mais également de plus en plus des civils. Pour la première fois, depuis les débuts de l’histoire, il n’y a plus aucun conflit armé entre Etats sur la planète. Mais de multiples guerres civiles ensanglantent l’Asie et l’Afrique (4 millions de morts au Congo-Kinshasa depuis trente ans).

Le Heidelberg Institute mentionne dans son baromètre des conflits en 2009 quelques sept guerres importantes faisant intervenir des troupes régulières contre des groupes armés, et plus de trois cents conflits secondaires . Selon le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) , il y a deux fois moins de conflits armés dans le monde qu’il y a vingt ans et ils sont de moins en moins meurtriers. Les guerres interétatiques ont commencé à diminuer vers la fin des années 1970 et les guerres civiles sont en régression depuis la fin des années 1990.

Toutefois, pour certains auteurs (G. Agamben, 2003) une sorte d’« état d’exception permanent » s’est déployé et généralisé du fait que le terrorisme est assimilé à une « guerre infinie » depuis le 11 septembre 2001. En 2010, toujours d’après le SIPRI, 1.630 milliards de dollars ont été consacrés aux dépenses militaires dans le monde . Selon certains observateurs (GRIP, 2010) les dépenses militaires restent considérées comme une valeur refuge et de long terme. Alors que le budget « de base » du Pentagone s’est accru de 81% depuis 2001 , les dépenses de la Défense en Europe ont, selon certaines études, diminué en termes réels de près de 2% .

D’un autre côté, l’arme nucléaire implique un équilibre de la terreur et fait qu’en cas de déclenchement des hostilités, les antagonistes se détruiraient mutuellement (ce qu’on appelle le phénomène « MAD » Mutually Assured Destruction). L’âge atomique a donc profondément modifié la nature des conflits armés, et a conduit à une prolifération de guerres dites de « basse intensité » : guerres civiles, insurrections, contre insurrections, luttes antiterroristes, opérations de police internationale. Une conséquence en est la disparition de la dichotomie nette entre la guerre et la paix. L’assimilation du terrorisme à un état de guerre conforte le fait qu’il n’est plus possible de définir clairement la différence entre la guerre et la paix, le terrorisme n’ayant ni commencement, ni fin.

Sur ces thématiques et leurs conséquences, les contributeurs de ce numéro de Pyramides apportent des éclairages et des postions variées.

II. Sur les caractéristiques des nouvelles guerres

Alain De Neve, chercheur auprès de l’Institut Royal Supérieur de Défense, (« Mutations technologiques et transformations militaires : que reste-t-il du discours de la RMA ? ») évoque la notion de « Révolution dans les Affaires Militaires » (RAM) née dans la première moitié des années 1990 comme retour d’expérience de la seconde guerre du Golfe et le concept de Transformation émergeant avec le retour des républicains à la Maison blanche (Donald Rumsfeld).

A vrai dire, ces « nouvelles » caractéristiques ne le sont que dans leur mise en forme actuelle, nullement dans leur fond. Le fantasme de la RAM d’une invincibilité absolue et sans victimes (dans le camp des vainqueurs) est vieux comme le monde ; tout comme le recours à la sous-traitance guerrière, si on pense à l’utilisation de mercenaires en Egypte, il y a quatre mille ans. La RAM exprime une vision typique « … d’une culture stratégique axée autour des dimensions logistiques et technologiques » et : « La sophistication des moyens et armements déployés par les Etats-Unis … provoque un réveil – certes relatif – des Européens à propos du risque de voir leurs armées bientôt incapables d’interopérer au sein d’une coalition ». L’analyse de la RAM permet de conclure à l’existence de plusieurs lignes d’opposition au sein de l’établissement militaire américain : entre les différentes composantes de ce dernier (US. Army, US. Navy, U.S. Air Force, U.S. Marine Corps, etc ...) d’une part, ainsi qu’entre la communauté militaire et les instances civiles du Department of Defense, d’autre part. La planification dans le cadre de la RAM se rapproche d’une vision managériale visant la recherche de la perfection, à savoir la victoire sans combat ayant pour corollaire qu’il n’y ait pas de frictions avec l’ennemi.

La doctrine de la Transformation issue de l’après 11 septembre favorise les moyens de frappe et de projection à longue portée grâce aux nouvelles technologies civiles et militaires. Elle est décrite par l’auteur comme une tentative de réappropriation du débat par les civils en excluant les militaires et les parlementaires (Congressmen) des débats sur l’avenir de l’institution militaire US.

En fait, tant la RAM que la Transformation sont perçues par certains experts comme étant « autistiques » ou comportant une « forme d’ethnocentrisme », le facteur humain et la culture des autres n’étant pas pris en compte. Plus encore, la RAM incarne « … une nouvelle rationalité tant au bénéfice des bureaucraties prisonnières de logiques internes qu’au profit d’industries en quête de rentabilités pérennes ». Depuis 2006-2007, le Pentagone a réorienté sa doctrine en intégrant une vision contre-insurrectionnelle. La RAM et le discours technologique qui la fonde constituent un modèle de gouvernance technopolitique par les instruments (Lascoumes &, Le Galès, 2005). Beaucoup y décèlent une forme de « keynésianisme militaro-technologique » à l’instigation des industries de la Défense américaine en raison de la baisse des commandes de l’Etat décidée en 1993. Etonnamment, les derniers travaux prospectifs ont tendance à confirmer les premières versions de la RAM « … face à une Chine « émergente » et à une Russie « résurgente » et à des Etats incertains à forte capacité de nuisance (Iran, Corée du Nord) ».

III. La capacité des forces armées en Belgique

Après un double échec de sa politique de neutralité (en 1914 et 1940) la posture stratégique belge est passée de la neutralité au multilatéralisme dont le premier acte a été l’adhésion à l’OTAN en 1949, en qualité de membre fondateur. Depuis lors, la Belgique a confirmé cet engagement multilatéral et multiplié les participations à des missions de maintien de la paix dans le monde. Mais de tous les pays de l’OTAN disposant d’une armée, la Belgique est celui qui consacre le plus faible pourcentage de ses dépenses de défense (6,5%) au renouvellement de son matériel militaire, la plus grande part des ressources étant affectée au personnel militaire et civil (Le Soir, 11 mars 2011). Selon certains (dont la CGSP) le ministère de la Défense servirait principalement de variable d’ajustement budgétaire.

La Composante Terre, héritière de la force terrestre, début 2002, est traditionnellement considérée comme notre « corps de bataille principal ». Le Plan stratégique de modernisation de la Défense 2000-2015 du Ministre Flahaut qui a substitué un état-major unique (interforces) à une structure à état-major par force, a aussi entraîné une réorientation des moyens mécanisés vers des capacités dites « médianes » et légères destinées aux crises de moyenne intensité et aux interventions agissant en complément des grandes puissances lors de conflit de haute intensité. En 2003, le Plan stratégique a été révisé et les moyens amputés à concurrence de 25% du plan d’investissement.

Plus récemment, en 2009, le Plan de Transformation de la Défense du Ministre De Crem a entraîné d’importantes rationalisations de moyen et des réorganisations (réaffectation et regroupement de personnels, fermetures de casernes, etc…).

Face à ces coupes sombres dans les effectifs, les équipements et les infrastructures militaires, la « grande muette » se montre de plus en plus expressive, qu’il s’agisse des déclarations internes du Chef de la Défense (Chief of Defence soit en abrégé le CHOD), le Général Charles-Henri Delcour en septembre 2009 (cf. Le Soir du 9 septembre 2009) menaçant d’apposer son veto à toute extension des missions de l’armée à l’étranger ou à toute amplification de mission existante, ou des propos publics du Colonel Luc Gennart, ancien Commandant de la base aérienne de Florennes, critiquant la flamandisation de l’armée (« Le Comité directeur de la Défense, bien qu’il soit présidé par un francophone, compte sept généraux néerlandophones et un francophone », exposé du colonel devant le groupe de travail parlementaire le 16 février 2011, Le Soir du 19 avril 2011) mais aussi les désinvestissements massifs. Par contre, le Ministre de la Défense De Crem déclarait au journal Le Soir du 12 mai 2011 : « Le budget de l’armée est suffisant » et le Ministre de rappeler en commission Défense, l’endettement de l’armée dont il a hérité : « Depuis 2008, la dette était de 2,195 milliards sur un budget de 2,7 milliards » (5ème rang du budget fédéral, NDLR). « Or à partir de 2012, pour la première fois en quinze ans, nous allons disposer de 200 millions de marges créées sur nos propres moyens, grâce à nos économies ». Selon le ministre, plus de 81% du plan 2009 pour la finalisation de la Transformation de l’armée a été exécuté.

La rencontre avec le Président de la Chambre André Flahaut, ancien Ministre de la Défense nationale a le mérite de recadrer des positions très polarisées (« tout va très bien, rien ne va plus »). L’entretien décrit un mode de gouvernance du département de la Défense ouvert et pragmatique sous son autorité entre 1999 et 2007. S’il était philosophe, l’ancien ministre de la Défense ne serait pas considéré comme un philosophe du concept mais plutôt comme un existentialiste c’est-à -dire comme un homme d’action. Ses propos « directs et sincères » ne sont pas structurés autour des arguments connus des limitations budgétaires (pourtant existantes) et de la baisse des effectifs mais insistent sur les transformations organisationnelles qui ont été effectuées à son époque (la structure d’état-major unique, par exemple) et sur les adaptations rendues nécessaires en regard au niveau d’ambition poursuivi et par rapport au contexte international. A l’aide de récits signifiants, le ministre nous fait découvrir les arcanes de cette grande entreprise qu’est l’armée. Selon ce dernier, un niveau médian d’ambition convient à la Belgique mais « … si nous faisons le choix de la spécialisation par exemple dans le transport, le déminage, la reconstruction, c’est alors une redéfinition du niveau d’ambition avec des budgets adaptés et adéquats qui s’impose ». Mais il semble bien par ailleurs que la spécialisation s’imposera notamment pour des raisons budgétaires. Dans un registre plus politique, il affirme : « Par rapport aux institutions internationales comme l’OTAN, c’est encore l’Etat souverain qui décide aussi petit soit-il » ce qui a d’ailleurs déplu en son temps à Ronald Rumsfeld, Secrétaire d’Etat à la Défense du Président Bush. L’ancien ministre constate qu’ « … il reste beaucoup de compensations non exécutées, principalement pour la Wallonie et pour Bruxelles. Il va falloir remettre le dossier sur la table du gouvernement, et revoir le fait que les compensations de contrats conclus à mon époque n’ont pas encore été exécutées. » Il déplore aussi avec force que le « couvercle » ait été mis sur le département et sur la coopération internationale plus particulièrement vis-à -vis de l’Afrique.

De son côté, le Colonel BEM, Raymond Dory (Directeur de l’Institut de Défense militaire), tire la sonnette d’alarme dans son texte « La Transformation de la Défense : une étape aboutie ? », rappelle que prospective et planification de Défense sont des exercices indispensables pour exprimer une vision à long terme. Mais le constat d’impossibilité, voire d’échec, conduit à la mise sur pied d’un plan de contingences, qui équivaut à la remise en adéquation des structures avec les moyens disponibles. Le dernier plan de restructuration des forces armées approuvé en janvier 2010 est un plan de contingences qui s’appuie sur le regroupement des personnels et des matériels existants, il vise aussi à se défaire des infrastructures devenues superflues de par la décroissance des effectifs. Les différents tableaux produits établissent la poursuite de l’érosion de capacités opérationnelles. Un nouveau cycle de planification stratégique impliquant la Nation via son parlement devrait permettre d’esquisser les grandes options et aussi, sans doute, d’envisager des mesures correctrices et énergiques pour simplement maintenir l’enveloppe « personnel » prévue dans le dernier plan. L’auteur considère en effet que « l’avenir de notre sécurité est en jeu » et que c’est à ce niveau de représentation nationale que les grandes options doivent se dessiner.

Le titre de la contribution de la sociologue Delphine Restreigne de l’Ecole Royale Militaire (« Des militaires devenus sans frontières ? ») est non seulement facétieux mais surtout symptomatique des transformations profondes des organisations militaires. A l’aide de deux enquêtes quantitatives menées auprès du personnel militaire de la Défense et de l’opinion belge sur l’identité et l’image des militaires belges, l’auteure se penche sur ce qu’elle nomme les deux versants identitaires des militaires, à savoir une identité pour soi (interne) et une identité pour autrui (externe). L’auteure constate que le mouvement de professionnalisation de « l’art de la guerre » a favorisé le développement de sous-cultures qui renvoient à des « agrégats » de groupes de métier. Les militaires vont graduellement se construire une identité professionnelle liée à la culture de leur métier. Ils s’identifient moins comme militaires que comme porteurs de leur spécialité professionnelle. Toutefois, la participation aux missions constitue par le partage ou la mémoire de faits marquants, une sorte de mémoire collective génératrice de sens. Du côté de l’opinion, en dépit d’une image améliorée et plutôt positive (78% de la population a une impression plutôt « bonne » contre 49% en 1992), les citoyens ne se prononcent guère en faveur d’une augmentation du budget de la Défense.

IV. La privatisation de la « violence légitime de l’Etat »

Les tendances en cours traduisent une approche managériale de l’armée. Elles se retrouvent dans la plupart des contributions de la présente livraison.

L’article de Gilles Biaumet (« L’avenir de la sécurité sous-traitée : processus de maturation d’une norme d’encadrement ») questionne la naissance de deux normes : la norme anti-mercenaire et la norme plus récente d’encadrement des PMSCs (Private Military and Security Companies) qui regroupe les PCCs (Private Combat Companies) utilisant la force et les PSCs (Private Security Companies) orientées vers des services liés à la sécurité, sans engagement direct.

Les PMSCs sont nées dans les années 1990 et incarnent la sous-traitance de la sécurité à des sociétés privées. C’est la fin de la guerre froide qui a fait apparaître un nouveau type d’acteurs privés. L’auteur se garde bien de confondre mercenaires et corporations privées. Il constate néanmoins la faiblesse des normes internationales anti-mercenaires qui peinent à trouver une définition opérationnelle (qui puisse aisément être mise en œuvre). Au niveau des PMSCs (Private Military and Security Companies), le document de Montreux, qui n’est pas juridiquement contraignant, a le mérite incontestable d’être le résultat de la première discussion interétatique. Transmis à l’ONU, le Document de Montreux a permis l’ouverture d’un nouveau projet de convention relative aux PMSCs sur lequel travaille un groupe ad hoc du Conseil des droits de l’Homme. Selon le contributeur, « L’utilisation intensive que font les Etats des PSCs – (Private Security Companies) plus ou moins officielle, le recours au privé offrant aux gouvernements une action marginale non contrôlée par le parlement – est telle que toute ambition de régulation pourrait être vue avec circonspection ». Aujourd’hui, nous sommes face à un « moment charnière », et la société civile est à l’origine, selon l’auteur, du mouvement vers plus de contrôle public du phénomène. Inversement, les pouvoirs publics restent en retrait. De la sorte, la société civile deviendrait « la gardienne de la pérennité d’un secteur public fort ». Les entrepreneurs de sécurité eux-mêmes réclament aussi un encadrement public de leur propre secteur d’activité, mais les visions des deux catégories d’acteurs sont parfois opposées. Eu égard aux faiblesses juridiques des normes anti-mercenaire et de l’interdiction des mines anti-personnel, Gilles Biaumet se montre cependant dubitatif quant à l’impact d’une Convention sur l’encadrement des PMSCs.

Catheline Remy (« Les sociétés militaires privées dans la lutte contre la piraterie ») analyse la question de l’emploi des sociétés militaires privées dans le cadre de la lutte contre la piraterie. La contributrice, qui est conseillère juridique au ministère de la Défense, rappelle que la piraterie est considérée comme un crime international justifiant une compétence universelle. La Convention de l’ONU de Montego Bay sur le droit de la mer (1982) autorise les Etats à saisir, en haute mer, un navire pirate, à appréhender les pirates et à saisir les biens se trouvant à bord. Les tribunaux de ces Etats peuvent également poursuivre et réprimer les actes de ces pirates. En Belgique, la loi du 30 décembre 2009 autorise l’embarquement d’une équipe de protection militaire belge sur un navire civil et le commandant de l’équipe de protection est habilité à priver de liberté une personne prise en flagrant délit de piraterie (cf. le récent procès d’un jeune pirate somalien à Bruxelles fin mai 2011, sur cette base). A la différence de Gilles Biaumet (cf. supra), Catheline Remy, qui prend une attitude plus neutre, utilise indifféremment les termes de « société militaire privée » et de « société privée de sécurité » tant, selon elle, la distinction dans ce secteur entre les services fournis par les sociétés semble tenue. A la demande d’armateurs belges, le ministère belge de la Défense peut mettre à disposition une unité de huit à dix militaires pour assurer la protection de leurs navires marchands, et ce moyennant rémunération. Les sociétés privées, quant à elles, procurent aux armateurs des gardes armés à bord des navires marchands pour les protéger. En Belgique, aucune société privée de sécurité n’a demandé une autorisation au ministre de l’intérieur . D’autres Etats (dont Singapour, la Malaisie ou l’Indonésie) interdisent explicitement le recours à des gardes armés par les navires privés dans leurs eaux territoriales. Par ailleurs, le droit de la mer n’attribue aucune compétence aux sociétés privées de sécurité pour réprimer la piraterie, ces sociétés pouvant exclusivement utiliser la force dans le cadre de l’auto-défense. Les sociétés privées n’ont donc pas la compétence pour exercer des activités militaires en haute mer. Quoi qu’il en soit, observe l’auteure, ces sociétés sont en plein essor dans les mers et les océans. Les limites juridiques et la question complexe du partage des responsabilités entre les différents intervenants n’ont donc nullement découragé les différents protagonistes (armateurs, opérateurs privés, ...). Selon Catheline Remy, « Certains Etats n’ont probablement pas la volonté de voir ces questions abordées devant une juridiction et préfèrent sans doute que l’engagement de sociétés privées dans la lutte contre la piraterie reste dans le flou juridique afin de pouvoir continuer à les utiliser ». Les intérêts économiques priment, dans ce cas, le risque légal.

V. L’impact sociétal d’une politique de la Défense (économie, citoyenneté, vie privée, formation de l’opinion publique)

Les textes de cette partie ont en commun que leur thématique exerce une influence sur la vie des populations, que ce soit en matière économique et d’emploi (Baudouin Heuninckx et les marchés publics de défense), de citoyenneté (Monique Milia-Marie-Luce et la journée civique, Michel Jaupart et le statut réservé dans la vie civile aux vétérans) ou de vie privée (Jean-Claude Paye et le transfert de données financières personnelles aux Etats-Unis) ou encore en matière de démocratie délibérative (André Dumoulin et la « sécurité-défense » sous la présidence belge du Conseil de l’UE et son impact sur les médias et l’opinion publique).

L’article de Baudouin Heuninckx, Officier supérieur à la Défense belge et chercheur au Public Procurement Public Group de l’Université de Nottingham et à l’Ecole Royale Militaire (« Evolutions récentes du droit européen des marchés publics de défense ») passe en revue les nouvelles dispositions en matière de marchés publics de la Défense, dont la Directive Défense et Sécurité de 2009 (2009/81/EC) qui doit être prochainement transposée en droit belge. L’article est naturellement de teneur purement juridique. Cependant, la contribution revêt en filigrane une série d’aspects économiques, qui mériteraient à eux seuls un numéro de Pyramides. L’auteur privilégie le jeu du marché libre dans le cadre des marchés publics, par rapport aux systèmes d’exemption en vertu des intérêts essentiels de la sécurité de l’Etat ou des compensations industrielles ayant pour effet de majorer le prix final de la commande publique. Le Major Heuninckx reconnaît que ces systèmes de non-soumission à l’application du droit européen ont des impacts positifs sur l’économie nationale. Ainsi ont-ils permis de construire un pôle aéronautique reconnu au plan international qui est compétitif et indépendant grâce aux compensations industrielles du programme d’avion de combat américain F-16. Néanmoins, selon le contributeur, « entre 10 et 30% des budgets des marchés publics de défense pourraient être économisés par une réduction de la fragmentation du marché et une plus grande efficience dans l’attribution et la gestion de ces marchés ». L’auteur préconise donc l’application effective de la nouvelle Directive européenne autorisant les procédures plus flexibles de passation que sont les procédures négociées avec ou sans publicité (anciennement appelées « gré à gré »). Il y a en effet lieu de ne pas perdre de vue le fait que la demande de contreparties économiques pour les marchés militaires est une dérogation au principe du marché libre. Du fait que d’autres critères que le prix et la qualité sont pris en considération, le prix du matériel acquis pourrait être plus élevé .

L’intention du législateur a été que le choix du matériel de la Défense dépende en premier lieu du ministère de la Défense et que les compensations industrielles ne puissent jouer un rôle dans l’attribution du marché que lorsque la Défense ne peut émettre une préférence marquée pour un équipement particulier.

On retrouve là les termes du débat canonique entre les partisans d’une certaine libéralisation des marchés publics de Défense et les défenseurs d’une politique industrielle plus volontariste, voire protectionniste, favorisant l’intérêt global de la Belgique par le biais des clauses d’exemption des marchés publics. Les commandes publiques militaires constituent, en effet, un reliquat de la politique industrielle nationale et ce grâce au levier économique que constituent les compensations industrielles (buy back, le « juste retour »). Aujourd’hui encore, les entreprises qui travaillent sur la technologie F-16 bénéficient de retombées économiques non négligeables et d’un impact sur l’emploi à haute valeur ajoutée. En moyenne, on estime les retombées économiques à 78% de la valeur totale du contrat dans les programmes depuis 1983. Certains milieux espèrent qu’un nouveau « contrat du siècle » se profile à l’horizon 2025, les 54 F-16 arrivant en fin de vie après 45 ans de service, ce qui est contredit par les propos du Ministre Flahaut dans l’interview qu’il nous a accordé (cf supra).

Monique Milia-Marie-Luce, Maître de Conférences en Histoire Contemporaine, s’intéresse au parcours de citoyenneté dans « Un exemple de sensibilisation aux missions de l’armée : la journée Défense et Citoyenneté en Martinique ». Ancienne colonie française érigée en département en 1946, la Martinique a connu en 2009 des journées de violences urbaines à Fort-de-France, au cours de la « grande grève ». La journée Défense et Citoyenneté durant laquelle l’institution militaire transmet des informations relatives aux droits et devoirs du citoyen s’inscrit donc dans un contexte politique particulier posant la question des liens avec la Nation française. Le parcours de citoyenneté se divise en trois phases : l’enseignement de la défense (au lycée), le recensement (à la mairie) et la Journée Défense et Citoyenneté. Au début de cette journée des tests d’évaluation sont pratiqués et permettent notamment de détecter l’illettrisme (en Martinique 29% des jeunes détectés sont en difficulté de lecture). Ces épreuves de détection scolaire sont donc l’occasion de toucher le public déscolarisé, ce que ne peut plus faire l’Education nationale. L’article établit clairement le lien entre la citoyenneté qui est « une réalité d’ordre légal » mais également « une idée sinon un idéal » et le devoir de défense comme une qualité de la citoyenneté. La bourgeoisie de couleur martiniquaise s’est d’ailleurs battue pour faire appliquer le service militaire dans la colonie. Mais la contributrice regrette l’occultation de l’histoire coloniale durant ce parcours : « Ne pas aborder l’histoire des DOM, ici de la Martinique, peut contribuer à nourrir un sentiment d’exclusion de la communauté ». Selon elle, il y a lieu d’aller plus loin dans le dispositif, une journée étant trop courte, « … sauf à considérer que la construction de la citoyenneté est achevée, et qu’elle se transmet d’une génération à l’autre ». On devine que des raisons budgétaires ont pu empêcher le déploiement d’un dispositif plus ample sur une plus longue durée.

Dans « Les « vétérans » une expression de la reconnaissance nationale », Michel Jaupart, Administrateur général de l’IV-ING (Institut des Vétérans – Institut National des Invalides de Guerre) dresse un panorama des dix-neuf statuts régissant les anciens combattants. Cette réglementation représente un véritable monument de classification administrative. La contribution s’ouvre en 1919, époque héroïque durant laquelle les soldats du Roi Albert 1er étaient considérés comme « les premiers créanciers de la Nation ».

Le titre de « vétéran », objet de la contribution, a été légalement défini le 4 avril 2003 comme concernant « … tout membre du personnel de la Défense ayant participé aux opérations de maintien de paix ou humanitaires ou décidées par le Gouvernement belge ou dans le cadre ONU, OTAN, et UE ». D’entrée de jeu, la loi distingue le fait d’être vétéran et de bénéficier des avantages liés à cette qualité, du droit de porter le titre de vétéran. Si tous les vétérans bénéficient bien dans le cadre de la reconnaissance nationale des avantages éventuels liés à cette qualité (statut), seuls ceux dont le comportement aura été irréprochable pourront porter le titre honorifique de vétéran. Un Groupe de travail s’est réuni pour préparer les arrêtés nécessaires à la mise en œuvre du statut donnant droit à des avantages matériels pour les vétérans. Cet important travail préparatoire, une fois terminé, est cependant resté lettre morte à ce jour : « … les autorités de tutelle budgétaire se sont en effet opposées à ce que l’Institut remplisse cette mission ». Toutefois la question budgétaire s’est finalement débloquée en août 2011. Cette affaire symbolise bien à elle seule les limites et contradictions de l’appareil politico-administratif belge : désir de reconnaissance mais reports et tergiversations pour la mise en application des avantages sociaux à octroyer aux vétérans. Si le coût de ces mesures est réelle, l’Administrateur général de l’IV-INIG estime cependant qu’il est marginal au regard des risques réels encourus par nos militaires. A ce jour, 146 hommes ont payé de leur vie ces interventions.

La contribution engagée du sociologue et journaliste Jean-Claude Paye (« Affaire Swift : de la domination à l’hégémonie ») examine les derniers avatars autour de la signature d’un accord de transfert des données financières des citoyens de l’UE vers les USA. Cet accord se situe dans le contexte général de la lutte contre le terrorisme. Ces « accords », puis la « législation Swift » du nom de cette société américaine de droit belge, autorisent la transmission, au Département du Trésor U.S., de dizaines de millions de données financières confidentielles concernant les opérations de ses clients. Cette affaire nous rappelle le rôle central joué par les matières pénales dans la formation de la souveraineté des Etats nationaux, mais aussi de l’Union européenne. Dans ce dossier, l’exécutif américain exigeait de pouvoir se servir lui-même de données financières personnelles sur le sol de l’ancien continent sans même, à terme, donner de justifications comme celles qui entrent dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le parlement européen parvint à donner « un cran d’arrêt » à ce processus en refusant en février 2010 de ratifier l’accord « Swift » signé par la Commission. Cependant la résistance du parlement fit long feu et ce dernier approuva une nouvelle version améliorée de l’accord. L’auteur considère que les « garanties » données par le gouvernement américain sont unilatérales et qu’elles peuvent être modifiées ou supprimées. De la sorte, « … le pouvoir exécutif des Etats-Unis exerce directement sa souveraineté sur les populations européennes. ». De même : « L’affaire Swift et le contrôle des passagers aériens relèvent d’un autre moment de la construction de l’Empire (étatsunien, ndlr), celui de l’inscription dans le droit de la souveraineté sur les populations européennes ». Le rôle de l’Union européenne se limite, selon le contributeur, à aménager l’exercice du droit du pouvoir exécutif américain de disposer de données personnelles de ressortissants européens.

L’expression « internationalisation du non-droit » pourrait s’appliquer à l’effet de contagion du droit américain dans la plupart des pays, y compris les vieilles démocraties européennes (Delmas-Marty, 2010). En fin de compte, l’enjeu n’est pas, selon le contributeur, l’existence d’une domination qui existe depuis la fin de la seconde guerre mondiale mais la question de l’hégémonie et de la reconnaissance volontaire par les citoyens européens « d’une souveraineté directe des autorités étasuniennes, ainsi que de la primauté du droit étatsunien sur le sol de l’ancien continent ».

Le texte d’André Dumoulin (ERM et ULG), « Présidence belge et visibilité en matière de défense dans l’environnement d’une armée en réforme », examine l’appréciation des médias et de l’opinion publique belges vis-à -vis de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) à l’occasion de la présidence belge du Conseil de l’Union européenne, au second semestre 2010. S’il est vrai que le Traité de Lisbonne (en vigueur en décembre 2009) a allégé le rôle joué par les présidences tournantes du Conseil, la présidence belge a pu néanmoins indiquer des domaines où des efforts particuliers devraient être menés, ainsi par exemple le renforcement de l’Agence européenne de défense (AED) et la relation stratégique entre l’Union et l’OTAN. L’auteur a disséqué la presse quotidienne écrite et audiovisuelle francophone lors de la présidence belge, à l’aide d’une série de mots-clefs, afin de détecter la visibilité de la PESD/PSDC. Globalement, André Dumoulin constate que le pourcentage d’articles de la presse écrite dits « positifs » sur la PESD dépasse le pourcentage d’articles dits « négatifs » ou « neutres ». Cependant, il y a proportionnellement peu d’articles consacrés à ces problèmes, dans la presse écrite. Dans la presse audiovisuelle, les télévisions francophones belges n’ont pratiquement pas abordé le rôle de la présidence belge dans le domaine « sécurité-défense ». Ce n’est que par la visibilité des missions de gestion de crise suscitant émotions et spectacle que la politique de sécurité et de défense est connue (cf. l’intérêt suscité par la participation de la Belgique à l’opération européenne Atalanta de lutte contre la piraterie au large de la Somalie). Une politique de communication adulte et pédagogique s’impose pour impliquer d’avantage l’opinion publique et démocratiser ces questions. Les médias et l’opinion publique sont en effet devenus des acteurs en matière de défense, du moins lorsqu’ils s’intéressent à ces questions. « Il y a bien interférence causale entre l’opinion et la décision politique, même si l’opinion n’est qu’une des variables – « ni déterminante ni marginale » – du processus décisionnel en matière de sécurité-défense ». A cet égard, l’auteur préconise dès 2012 un Eurobaromètre spécial de mesure des opinions publiques en matière de sécurité-défense.

VI. Conclusions

A l’issue de la guerre froide, l’armée a été confrontée à un triple choc : culturel et psychologique avec la disparition de la menace aux frontières et la suspension du service militaire en 1994 ; financier avec la réduction drastique des budgets ; stratégique avec la RAM (Révolution dans les Affaires Militaires) et la « technologisation » des opérations.

L’armée a toujours été un lieu où se façonnait la politique identitaire d’une nation. Avec la suspension du service militaire dans notre pays en 1994 (loi du 31 décembre 1992 modifiant la loi sur la milice), cette dimension a disparu et fait place à une armée plus sélective et professionnelle. Comme partout en effet, l’armée est devenue de plus en plus technologique et a, de ce fait, besoin de faire appel à des militaires qui ont un niveau élevé de formation. Par ailleurs, les opérations civilo-militaires sont de plus en plus fréquentes et se déploient partout dans le monde. Ces opérations de crise sont devenues le core business de nos forces armées depuis la chute du mur de Berlin.

A l’instar d’autres institutions publiques, l’institution militaire qui se définit idéalement comme porteuse d’abnégation, de discipline et de disponibilité s’est banalisée (sécularisée) sous le poids d’une certaine fonctionnarisation et plus récemment de l’importation de méthodes managériales issues de l’entreprise. Ces dernières visent à standardiser les modes de fonctionnement et à externaliser certains services à des sociétés privées.

L’obsession de la rentabilité maximale (cost killing) a essayé de légitimer le processus de privatisation de la « violence légitime » à travers les sociétés militaires privées (SMP). La privatisation de la « violence légitime de l’Etat » s’inscrit dans le cadre de guerre low cost (à faible coût) et vaut comme symptôme du déclin du concept d’Etat .Ce phénomène pose d’innombrables questions dont celle des limites du « noyau dur non externalisable », qui s’est désagrégé au fil du temps. Où situer le seuil critique de privatisation de l’armée qui entraîne l’effacement de la rationalité stratégique de l’Etat au profit d’une rationalité technique et commerciale ? Selon certains auteurs, la consanguinité public/privé aux Etats-Unis est devenue trop puissante et « Le conflit d’intérêt est devenu un trait génétique de la bureaucratie américaine » . Hormis les opérations offensives et les structures de dissuasion nucléaire, toutes les prestations militaires sont en effet devenues externalisables. Mais l’objectif de maximalisation des économies sur les dépenses publiques est-il rencontré par ces mécanismes d’outsourcing ? Certains en doutent et invoquent les coûts liés à l’externalisation, le système de sous-traitance en cascade, de corruption pure et simple, de supervision apparemment laxiste, le contrôle du privé étant effectué par le privé.

Comme l’a souligné avec vigueur Georges-Henri Bricet des Vallons, expert en questions de défense : « La seule question qui vaille est la suivante : à partir de quel moment l’emploi de moyens privés pour atteindre des fins publiques se transforme-t-il en l’emploi de moyens publics pour atteindre des fins privés ? » .

La Quadriennal Defense Review appelle à réembaucher des fonctionnaires à la place des contractuels pour pallier le nivellement par le bas des prestations, la gabegie, l’opacité des pratiques contractuelles avec les sous-traitants en cascade et la multiplication de sociétés écran. Paradoxalement, comme on l’a lu dans certains articles, c’est la société civile et certains opérateurs privés qui réclament une régulation par les Etats alors que ces derniers semblent s’accommoder des évolutions en cours.

Au vu des contributions consacrées aux forces armées belges et des articles parus dans les médias, ce que certains ont appelé l’usure silencieuse de la capacité des forces armées belges semble être de moins en moins silencieuse. Néanmoins, malgré la constante pression budgétaire, toutes les composantes de l’armée ont pu s’adapter aux nouvelles situations : la force aérienne en Libye, les Paras et les Chasseurs en Afghanistan, la Marine en Somalie dans la lutte contre la piraterie, un commando des Special Forces belges en Côte d’Ivoire pour protéger les ressortissants. Mais jusqu’à quand, car le risque de « surchauffe » est perceptible ? Cela revient à poser la question du niveau réel d’ambition que l’Etat belge veut assumer sur la scène sécuritaire internationale. Quels théâtres d’opération retenir et selon quels critères pour éviter les aventures militaires (quelle légitimité politique et légalité de la participation belge en Libye décidée par un gouvernement démissionnaire ? Voir Van Steenberghe, 2011). La réponse est éminemment politique même si, s’agissant d’un domaine de souveraineté limitée ou nulle, les délibérations des institutions européenne, onusienne ou atlantiste conditionnent et limitent les choix stratégiques de la Belgique. L’intérêt quasi inexistant de l’opinion publique pour les questions militaires et la faible couverture médiatique, déplorés par la plupart des contributeurs n’élargit pas les termes et la portée du débat. Si la contribution d’André Dumoulin plaide en faveur d’une démarche pédagogique auprès de l’opinion publique par l’action des médias ou des réseaux sociaux, il n’en reste pas moins que l’approche de ces questions techniquement pointues par l’opinion publique reste très restreinte et émotionnelle (intérêt limité aux bavures, risques, tensions politiques lors de la gestion des crises). L’opinion publique resterait donc une opinion (dans le sens actuel de croyance hâtive et superficielle), une perception au lieu de devenir, par la discussion et le débat public, un raisonnement public (au sens de l’économiste Amartya Sen, 2010) qui conduirait à une démocratie délibérative, c’est-à -dire une démocratie non réduite aux seules procédures électorales.

Aussi, quels équilibres choisir entre le budget de la coopération civile et le budget militaire, même si ces derniers ne sont pas forcément divergents, la sécurisation étant souvent une des conditions de la coopération au développement ?

L’érosion apparemment irrésistible des budgets et des effectifs en Europe peuvent faire penser à une forme graduelle de désarmement dans les faits. Mais ce n’est peut-être qu’un trompe-l’œil, puisque simultanément un marché privé des sociétés de sécurité et de combat s’est constitué et a pris de l’ampleur, tout comme les montages de sociétés mixtes et de collaboration de type Public-Private-Partnership. A l’instar du monde des entreprises, les effectifs militaires ont aussi été ramenés à des seuils impensables il y a quelques années, au grand dam des états-majors. Ainsi par exemple, la France est-elle bien loin des 640 000 hommes de la grande armée de Napoléon en 1812, au moment de l’invasion de la Russie. Réorganisées autour du principe de « stricte suffisance », les armées françaises qui comptent 240.996 militaires ne disposent que de 30.000 hommes, avec un contrat opérationnel (par comparaison, lors de l’invasion de 1914, l’armée belge comptait 117.000 hommes opérationnels mais il y avait conscription personnelle, obligatoire et universelle). Ainsi qu’on peut le déduire de la contribution d’Alain De Neve sur la RAM (Révolution dans les Affaires Militaires), les nouvelles hautes technologies militaires ont pour effet de réduire drastiquement les effectifs .

On peut conjecturer sans prendre trop de risques que la viabilité et la crédibilité de nos forces armées encore intactes mais risquant d’être de plus en plus limitées dans le futur, dépendront d’une intégration organisée et raisonnée au sein d’une Défense européenne (probablement sans le Royaume-Uni) introuvable à ce jour.

Sans doute l’avenir contiendra-t-il malheureusement une nouvelle course aux armements de très haute technologie moyennant le recours à des Partenariats Public-Privé. L’objectif est de pouvoir « neutraliser » l’ennemi à des milliers de kilomètres de la cible, sans être tué (cf. l’avion de combat furtif, les drones). Les vieux fantasmes sont décidément pérennes.

La suraccumulation de capital qui ne trouve plus d’utilisation suffisamment profitable dans le cadre de l’Etat et de ses régions stimule une politique impérialiste « qui revient à imposer des arrangements et des conditions institutionnels à d’autres ». Les destructions engendrées par les conflits armés (comme la guerre en Irak) ont l’« avantage » d’anéantir les capitaux fixes (infrastructures, tissu industriel, etc..) et de permettre d’en investir de nouveaux...

Comme l’a écrit le grand historien de l’Antiquité Thucydide, auteur de L’Histoire de la guerre du Péloponnèse et père de la raison historique, la « cause la plus vraie de la guerre » est la crainte que l’impérialisme athénien inspirait aux Spartiates, même si cette crainte recouvrait d’autres causes d’ordre économique et social. « Pour vivre et persévérer dans son être », Athènes devait combattre. La crainte et l’intérêt motivaient les guerres. Ces considérations ont-elles vraiment disparu ?

VII. Varia

Dans la partie non thématique, Jean-Luc De Meulemeester (ULB) (« Quels modèles d’université pour quel type de motivation des acteurs ? Une vue évolutionniste ») s’efforce d’identifier les modèles idéal-type d’université et leur implication sur les motivations des acteurs. L’auteur nous convie à un long et passionnant parcours historique de près de mille ans partant de l’université comme corporation médiévale qui va céder de plus en plus la recherche à des initiatives privées et secrètes, en passant par le modèle humboldtien du début du XIXe siècle, fondé sur un financement public qui essaie d’unifier enseignement et recherche (publique et ouverte), pour en arriver au modèle actuel banalisant les universités. De fait, l’expansion quantitative du secteur de l’enseignement supérieur, la réduction du soutien étatique, et les nouvelles exigences de compétition économique installent un quasi marché entre universités. L’auteur examine de façon plus précise les modèles de motivation qui sont très contrastés si on en prend les pôles extrêmes. Le modèle de l’université humboldtienne octroyant aux professeurs les conditions de l’indépendance (engagement à vie), dans le cadre d’universités protégées et financées par l’Etat, se caractérise par la motivation « interne » c’est-à -dire, la vocation beruf et la passion pour le sujet de recherche, alors que le modèle contemporain est celui d’une motivation extrinsèque, en vue d’un contrôle par le haut où la motivation supposée de l’académique devient celle de tout un chacun dans l’entreprise privée : le désir d’argent et l’obéissance. « Le professeur d’université devient un employé comme un autre ».

Mais il est aussi exact que l’on assiste à une hybridation des deux modèles et il est question de quasi marchés mettant en concurrence les universités et centres de recherche pour la distribution des fonds selon l’atteinte d’objectifs fixés par les autorités. Le modèle universitaire originel de la corporation en tant que communauté d’égaux fondée sur l’autonomie et la liberté est sans lien et affinité avec un New Managerialism focalisé sur la visibilité, la transparence, la mesurabilité et l’accountability. Ces énormes pressions sur le système universitaire ont, semble-t-il, été vécues par nombre d’académiques comme une considérable perte de contrôle, ce qui a eu pour effet de banaliser l’activité universitaire.

Références

Agamben, G., Etat d’exception, Homo Sacer, II, 1, Seuil, Paris, 2003.
Chapleau, P., Les nouveaux entrepreneurs de la guerre. Des mercenaires aux sociétés militaires privées, Vuibert, 2011.
Delmas-Marty, M., « Quand l’antiterrorisme menace l’Etat de droit », L’état de la mondialisation 2011, Alternatives internationales, hors-série n°8, 2010.
Gros, F., Etats de violence. Essai sur la fin de la guerre, Gallimard, NRF, 2006.
Harvey, D., Le nouvel impérialisme, Les prairies ordinaires, 2010.
Les cahiers du Centre Jean Gol, « Le monde change, la Défense aussi », n° 22, 2010.
Moyse, V., Dumoulin, A., « Le processus décisionnel belge en matière d’opérations civilo-militaires », CRISP, Courrier hebdomadaire n°2006-2007.
Roussel, D., introduction à l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1964.
Sen, A., L’idée de justice, Flammarion, 2010.
Van Steenberghe, R., « L’emploi de la force en Libye : questions de droit international et de droit belge » in Journal des Tribunaux, n°6444, 2 juillet 2011.