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Accueil du site - Lu et vu 2 - Travailler sans les autres de Danièle Linhart

TRAVAILLER SANS LES AUTRES

DANIELE LINHART

Seuil non conforme 2009
Prix environ 18 euros
213 pages

Sociologue du travail Danièle LINHART s’intéresse aux changements dans le monde du travail et en particulier à l’identité professionnelle des agents.

Le travail est une activité qui met profondément les individus en question et est vécu comme « une succession de mises à l’épreuve ». Dans l’imaginaire contemporain, c’est sur le marché du travail que s’affiche publiquement la valeur d’une personne. Le fait de ne pas trouver à être employé ou de ne pas être à la bonne place témoignerait de l’absence de valeur d’une personne.

Selon Danièle LINHART, les différences identitaires semblent occultées au profit d’une indifférenciation identitaire imputable à l’estompement des repères symboliques propres au secteur public ( l’intérêt général, la dimension altruiste).

L’identité statutaire est en effet remise en cause symboliquement et matériellement. Le principe d’égalité qui est une des clés de voûte de l’identité professionnelle est recomposé dans le sens d’une contextualisation et d’une adaptation aux situations particulières de chaque client mais aussi d’une égalisation des conditions d’emploi ( rapprochement des dispositifs statutaires et contractuels). De même, l’émergence du « juridiquement équitable » peut parfois mettre en cause l’identité de l’agent de l’Etat fondée sur le respect strict des procédures et des délais en tant que dispositif garantissant le principe d’égalité de traitement.

Dans le cas de la Poste, le rapport de recherche établit que les postiers tiennent surtout à la qualité du service public , dans le sens où ils l’entendent, à savoir la protection du lien social. Les agents sont très attachés au « principe de triple égalité : celle des agents entre eux, des usagers entre eux et des agents et des usagers entre eux. »

Parfois les valeurs sont plus définies, affirmées par opposition avec un ennemi commun (d’autres valeurs, pratiques sociales ou principes) que par un engagement effectif en faveur de principes partagés. Face au phénomène général d’ « estompement de la norme », le thème de l’éthique et des valeurs s’impose comme un facteur de stimulation, de motivation des agents et d’évitement des transgressions. Il est intéressant à ce sujet de constater un chassé-croisé qui consiste à transposer les valeurs instrumentales de l’entreprise privée ( concurrence, rendement) dans le secteur public et les valeurs éthiques des institutions publiques( altruisme, intérêt général) dans l’entreprise. L’auteure constate que « le management s’acharne sans y parvenir à importer au sein des entreprises privées le sens de l’engagement et de la loyauté des agents du service public, alors que celui-ci subit une attaque en règle de ces mêmes valeurs sous les coups de boutoir de la logique gestionnaire. » .

Pour l’auteure, tout se passe comme si « cette tentative de transplantation de l’ethos du service public au sein des entreprises privées ne pouvait s’opérer sans une disqualification de ce même service public. »

L’ouvrage se termine de façon pessimiste par la constatation que le travail moderne précarise la vie, aussi bien la vie au travail (même si l’emploi est stable) que la vie privée et familiale embrigadée dans un combat professionnel jamais gagné. De surcroît l’épuisement s’installe quand on se sent obligé d’évoluer au-delà de ses capacités et en contradiction avec ses valeurs intimes ou avec sa vision personnelle de la situation.

Cette insécurité généralisée et l’épuisement corrélatif ont été mis en évidence récemment encore par « ce fait dérangeant que le travail devient une question de vie ou de mort quand les contraintes s’exacerbent. » Le suicide au travail d’agents d’EDF est là pour nous le rappeler.

Le livre de Danièle LINHART constitue une prodigieuse source d’information et de réflexion pour celles et ceux qui s’intéressent aux valeurs des services publics.

Alexandre Piraux