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Dans sa déclaration gouvernementale de juillet 2003, le gouvernement, lors de la présentation des grandes lignes et objectifs de son Plan Thémis pluriannuel « pour une administration rapide la justice », mit en évidence que la résorption de l’arriéré judiciaire et la garantie d’une administration de la justice rapide étaient essentielles pour le rétablissement de la confiance en la justice de notre pays.
Quelques années auparavant, en juillet 1999, la Belgique avait adopté la stratégie managériale pour la réforme de son administration fédérale. Ce fut le plan Copernic qui se fixa notamment pour objectif majeur de donner des marges de manœuvre et des pouvoirs aux gestionnaires tout en mettant en place des mécanismes de transparence et de reddition de comptes. L’heure est donc à la responsabilisation de gestionnaires décentralisés quant aux ressources humaines et aux finances. Ces marges de manœuvre en train de se mettre en place avec le plan Thémis soulèvent toutefois un certain nombre de questions sur les conditions de mise en place d’une responsabilité de gestion dans une institution fondée et culturellement forgée autour de l’indépendance de ses magistrats.
Dès lors, Thémis est-il un problème ou une solution ? Une réforme managériale au sein du monde de la justice constitue-t-elle une source d’amélioration ou implique-t-elle des contradictions insolubles ? Le présent numéro s’interrogeant sur la gestion de la justice a pour ambition d’éclairer, d’analyser de mettre en perspective la réforme en suscitant une réflexion plus générale sur la managérialisation de la justice. Entre responsabilité et indépendance, Thémis doit encore poser ses marques.
Le présent numéro qui s’intitule de façon stimulante « la Réforme Thémis problème ou solution ? » a pour ambition d’éclairer, d’analyser de mettre en perspective la réforme en suscitant une réflexion plus générale sur la managérialisation de la justice. Mais dans le fond la question réelle n’est-elle pas « Peut-on gérer la Justice ? »
Pour rappel, la réforme Thémis dont la note fondatrice a été approuvée le 10 mars 2006 repose sur trois piliers . Le premier pilier consiste en une décentralisation de quatre matières : le budget, la gestion des ressources humaines, les frais de justice et enfin les bâtiments et les matériels. Le deuxième pilier comporte la mise en place de structures décentralisées qui opèreront à deux niveaux géographiques, à savoir le ressort des cours d’appel et les arrondissements judiciaires. Chaque niveau disposera de nouveaux organes de gestion des compétences, principalement les comités de direction. Le troisième pilier vient en aide aux magistrats et au personnel des greffes en les déchargeant de leurs tâches administratives pour les attribuer à des instances spécialisées, à savoir les bureaux de gestion et les services de soutien. Parallèlement à cela, la réforme prévoit la création d’une commission de modernisation de l’ordre judiciaire et le Conseil général des partenaires, qui sont des instances consultatives, destinées à promouvoir et favoriser le bon déroulement de la réforme.
Avec ce plan la Belgique est donc entrée de plein pied dans la modernisation de la gestion de son appareil judiciaire et ce après les réformes réalisées dans le monde anglo-saxon, en Allemagne, aux Pays-Bas et en France .
Ce numéro sera aussi l’occasion de constater que le plan Thémis rejoint une problématique managériale commune à l’ensemble du secteur public : comment maîtriser les coûts, faire mieux avec les mêmes moyens, accélérer le traitement des dossiers, clarifier les rapports avec le pouvoir exécutif, responsabiliser les gestionnaires.
Bien évidemment, le pouvoir judiciaire se différencie essentiellement des autres services publics par son indépendance, consacrée en 1999 par l’article 151 §1er de la Constitution. Cette nouvelle disposition constitutionnelle a également instauré le Conseil supérieur de la Justice (CSJ) qui n’appartient à aucun des trois pouvoirs et exerce une mission de contrôle externe du fonctionnement de l’institution judiciaire. L’impartialité des magistrats qui est absolue dans la fonction de juger est surveillée dans la mission organisationnelle.
Il s’agit là d’un acte politique majeur, initiateur d’une nouvelle dynamique consacrant l’indépendance de la justice tout en la circonscrivant . Dorénavant, les relations entre le monde politique et la magistrature ne seront plus jamais les mêmes. De par le transfert limité de compétences du pouvoir exécutif vers le CSJ, l’équilibre entre les différents pouvoirs penche un peu plus du côté des professionnels de la Justice.
Comme l’écrit la ministre de la Justice en introduction de son premier plan du 24 juin 2005, « Le pouvoir judiciaire demeurera évidemment un pouvoir indépendant lorsqu’il s’agit de juger, mais il disposera désormais d’un pouvoir sur lui même, dans une capacité nouvelle de s’auto-organiser, étant entendu alors que comme tout pouvoir, dans l’exacte limite de l’autonomie dont il dispose, il se devra de rendre compte à la société de la manière dont il fonctionne. »
Philippe COENRAETS inaugure la série de contributions en portant les « premiers regards sur les enjeux de la réforme Thémis ». Il nous détaille (avec la précision coutumière qui est sienne), la complexité de la réforme ainsi que les zones d’incertitude, notamment sur les plans juridique et terminologique. L’article nous rappelle que le Plan Thémis ne part pas du néant et que depuis 1996 de nombreuses réformes ont été réalisées telles que la mise sur pied du CSJ, les « Maisons de Justice », le Parquet fédéral, la réforme de la politique pénale, le projet « Phénix » d’informatisation des Cours et Tribunaux.
L’auteur décrit dans un premier temps de façon didactique la réforme structurelle qui met en place de nouveaux organes de gestion supplémentaires comme le bureau de gestion et les services de soutien « conçu dans une perspective de décentralisation- ou selon un modèle pyramidal » pour ensuite s’attacher à la nouvelle répartition des tâches dans les domaines du budget, de la gestion des ressources humaines, des frais de justice et du matériel. Le contributeur qui estime que la réforme Thémis reste ouverte se demande si des magistrats peuvent du jour au lendemain se transformer en manager et d’autre part si, en chargeant les chefs de corps de nouvelles tâches de gestion, « la justice fonctionnera nécessairement mieux et avec la même indépendance qu’actuellement ».
Xavier De RIEMAECKER développe quant à lui la proposition alternative du Conseil supérieur de la Justice dont il préside la Commission d’enquête et d’avis.
La Commission d’enquête et d’avis du CSJ opte pour un système moins complexe consistant à créer un ressort (donc au niveau de chaque Cour d’appel) une entité de gestion « Le Directorat général », présidée par un magistrat spécialisé en matière de gestion, qui a un pouvoir de décision ultime. Le directorat général serait composé de 3 membres : un directeur non-magistrat (spécialisé en ressources humaines et en budget), et deux magistrats directeurs (un magistrat du niveau d’appel et un magistrat du niveau de l’instance). Les magistrats seraient présentés par le CSJ. Dans cette proposition, chaque chef de corps, quel que soit son niveau, appel ou instance, serait mis sur un pied d’égalité et conduirait sa politique de gestion locale. Les chefs de corps fonctionneraient sous le directorat général. L’avantage en serait que chaque chef de corps pourrait se consacrer à la politique de gestion de sa propre juridiction tout en continuant à exercer des fonctions juridictionnelles ce qui lui permettrait « de rester en phase avec ses pairs ».
L’auteur conclut en rappelant qu’« A défaut de mettre en place un système permettant une prévisibilité et une modularité des moyens à mettre en œuvre pour que l’appareil judiciaire puisse fonctionner de manière optimale, les ambitions légitimes des autorités politiques comme celles des acteurs de la justice risquent de ne pas être atteintes ».
Les deux contributeurs qui sont aussi des acteurs du système judiciaire insistent sur l’indispensable revalorisation des moyens financiers consacrés à la justice et ce quelles que soient la pertinence et l’efficacité des réformes de la justice.
L’article de Jan MATTIJS examine les implications des spécificités de la justice (à savoir principalement son indépendance, sa fragmentation de par la multiplication des acteurs et des arènes) sur le management qui est « une démarche de nature fondamentalement hiérarchique ».
L’auteur constate que la stratégie du pouvoir judiciaire est à créer et considère qu’ « il appartient probablement aux cours et tribunaux de répondre, par des mécanismes à inventer, à un certain nombre de questions qui demeurent posées ». Il en évoque trois : l’instance stratégique, l’adéquation des missions et des moyens, la culture d’organisation et la déontologie ».
Selon Jan MATTIJS « L’existence même d’un lieu stratégique dans l’institution pose question ». Ce lieu est « ardemment désiré par le législatif et l’exécutif » en tant qu’interlocuteur chargé de rendre des comptes. Les magistrats s’en défient car ce pourrait être une réduction de leur indépendance. Ces derniers redoutent aussi un renforcement du pouvoir hiérarchique au sein de leurs tribunaux.
L’auteur nous rappelle aussi que le développement de système de contrôle interne impliquant la mesure de la charge de travail et l’autoévaluation de la qualité suscite toute une série de difficultés dont celles liées à la fragmentation du monde judiciaire comportant de nombreux acteurs.
Comment par ailleurs apprécier le résultat du jugement lui même et le contributeur de souligner que « l’impartialité est un critère de qualité » primordial.
Et l’auteur de plaider en faveur d’un management intégré (c’est-à -dire portant sur la gestion des tâches judiciaires et sur la gestion logistique) mené par des instances stratégiques collectives installées au sein du pouvoir judiciaire. A cet égard, le contributeur estime que des organes mixtes, paritaires, comme le CSJ, sont inadéquats pour remplir cette mission.
Dans la foulée de la mise en place d’une démarche intégrée, l’article de Benoît BERNARD décrit et analyse une de ses interventions dans un parquet caractérisé, assez classiquement, par des difficultés de communication et de coordination entre l’ensemble des magistrats et le personnel administratif. Dans ce parquet pilote, il s’agit d’implanter un modèle de gestion de la qualité – élaboré par l’Instituut Voor de Overheid (KUL) - centré sur la qualité de l’organisation, l’autoévaluation et le consensus entre magistrats et personnel administratif.
A supprimer ; « Le modèle qualité mis en application se définit non seulement, comme d’ailleurs tout modèle, par une approche top-down mais aussi et surtout par une approche bottom-up. Ce modèle se caractérise, en effet, par la participation active des acteurs (magistrats et personnel administratif) et place l’accent sur les processus concrets du travail d’un parquet. Ainsi, l’idée structurant ce modèle est que la qualité est avant tout une affaire d’organisation et de gestion. »
Autrement dit, avec cette démarche qualité et en fonction des besoins identifiés, un groupe d’autoévaluation mixte a été mis sur pied afin d’instaurer un meilleur dialogue et faire émerger des voies de consensus sur les priorités de gestion.
Toutefois, l’enjeu est dans une mise en application adaptée. Et l’auteur de nous livrer un vade-mecum, une méthode d’utilisation du modèle théorique. En effet, selon lui « L’enjeu d’une mise en place d’une démarche qualité (au sein du ministère public NDLR) est d’éviter non seulement le placage conceptuel mais aussi des parallélismes stériles avec le monde privé, sinon d’autres administrations ». Très méthodologique tout en étant concret, le texte pose aussi les conditions de faisabilité et les limites de la démarche. En définitive, conclut-il « l’attention doit se porter sur les risques d’un réification du modèle, d’un enfermement techniciste ».
Au delà des méthodes et procédure, Thémis implique également le développement de compétences managériales chez les acteurs de la justice. L’article de Roger DEPRE et Joris PLESSERS est ainsi consacré au profil du « manager administratif dans le contexte de l’autonomisation de la Justice. Les auteurs examinent tout d’abord le processus d’autonomisation aux Pays-Bas, où le management intégral est appliqué, et le cas français, où le Service Administratif Régional dirigé par un manager administratif est institué dans chaque ressort de la Cour d’Appel et intervient en appui des chefs de corps. Ils constatent que le Plan Thémis est une combinaison des modèles néerlandais et français et jugent que nombre de choix du Plan Thémis sont difficilement défendables comme le fait que le plan n’a pas situé la gestion au niveau des chefs de corps mais à un niveau intermédiaire à savoir le ressort, et, dans une moindre mesure, le niveau de l’arrondissement. Le bureau de gestion constitué au niveau du ressort de la Cour d’appel pour appuyer et assister les autorités judiciaires dans la gestion se trouve pris « entre deux feux » : d’un côté les attentes des Chefs de corps, de l’autre le ministre du budget et l’inspection des finances qui attendent du bureau de gestion une forte fonction de contrôle. Les auteurs présentent en finale la délicate problématique des descriptions de fonction et des profils de compétence des nouvelles fonctions de gestion ainsi que la question de savoir de quelle autorité, les titulaires de ces nouvelles fonctions relèvent. Diverses options sont proposées.
Dans un registre plus engagé, Fernand SCHMETZ qui est collaborateur staff soutien au management au service de la politique criminelle du SPF Justice aborde la réforme de la justice en Basse Saxe et dans le Land (la région) de Berlin. L’auteur explique que cette réforme entrée en vigueur en 2006 repose que la comptabilité des coûts résultats et sur le balanced scorecard. Notons à ce sujet que les deux contributeurs précités Roger DEPRE et Joris PLESSERS considèrent que l’introduction de ces techniques risque de rendre les magistrats plus dépendants, mais l’auteur n’y voit pas nécessairement un danger, une gestion efficace et efficiente faisant partie selon lui des principes non contestables à partir desquels se construisent les solutions.
La contribution de Gaëlle HUBERT sur les déplacements des frontières de le Justice : vers une nouvelle cartographie des risques, élargit sensiblement le débat et se retrouve bien involontairement au cœur de l’actualité la plus sordide de l’été assombri par l’assassinat de deux fillettes. L’auteur constate le bougé des frontières dans le traitement d’un certain nombre de scènes (toxicomanie, abus sexuel, maltraitance, surendettement, décrochage scolaire, aide sociale, chômage). Ces scènes ont pour caractéristique d’impliquer délibérément dans un même dispositif des agents issus de champs multiples (judiciaire, psycho-médical, social). Ainsi, dans le processus de traitement du « cas », plusieurs vérités apparaissent : la vérité judiciaire, la vérité clinique, la vérité éducative, la vérité du sujet lui-même. Cette hybridation de logiques différentes fait que les rapports entre intervenants se déroulent dans un « certain flou normatif » car « pluri-normatif ».
Le modèle du réseau a, selon Gaëlle HUBERT, « créé la croyance en une possibilité raisonnable de réduire et gérer les risques », à savoir en identifiant, gérant, contrôlant, les flux de ces individus socialement indésirables. L’intervention socio-psycho-médico-judiciaire oscille entre gestion des risques par la gestion autoritaire et la constitution de profils et la « tutelle de l’intime » via la gestion, des fragilités individuelles.
Les redéploiements de frontières produisent des mouvements contraires : judiciarisation, déjudiciarisation, pénalisation, dépénalisation. Mais, selon l’auteur, ces redéploiements participent bien d’une même logique d’extension « du filet de contrôle, d’encadrement et d’accompagnement. »
Et l’auteur de conclure que les nouvelles façons de gérer la déviance et la précarité mettent en questionnement les frontières entre l’illégalité et la dangerosité : « Ce n’est pas ce qui rentre dans l’« illégalité » a priori définie qui, par déduction, est considérée comme dangereux : c’est tout ce qui est perçu et estimé comme dangereux qui est considéré, sinon d’emblée comme illégal ».
En conclusion, la chercheuse se demande dans quelle mesure la dangerosité n’est pas en passe de devenir la catégorie principale de légitimation de l’exclusion sociale.
Alors Thémis problème ou solution ? Peut-on gérer la justice ? La réponse doit encore être affinée. A lire un bon nombre de contributions, il ressort qu’un chemin important reste à parcourir et qu’une autonomie de gestion dans le cadre d’un management intégré piloté par une ou des instances stratégiques des cours et tribunaux aux responsabilités clarifiées s’impose. Enfin, dernier élément qui fait l’unanimité, il importe que les moyens budgétaires soient mis en adéquation avec les ambitions poursuivies.
Si par contre, la réforme devait se focaliser sur la mesure de la charge de travail, et donc sur la quantification à un moment où des voix se lèvent pour mettre en garde contre le « Government by measurement », certaines dérives seraient sans doute à redouter, telles que l’apparition de coûts supplémentaires et de bureaucratie, mais surtout l’émergence d’une justice de rendement.
En définitive la qualité des hommes fait la qualité du système mais cela n’est pas toujours suffisant et l’apport d’éléments structurels et organisationnels nouveaux est indispensable pour progresser.
La lecture des contributions nous rappelle que la justice est une institution collective avec un partage de pouvoir et les rapports de force entre personnes, que ce soit au sein même de l’institution judiciaire ou entre cette dernière et les autres pouvoirs.
En filigrane apparaît aussi la délicate question de l’évaluation des prestations immatérielles ou cognitives dans un service public aux caractéristiques et valeurs propres : impartialité, indépendance, transparence, motivation des actes, accessibilité démocratique.