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Depuis une vingtaine d’années, des réformes de grande envergure ou de portées plus ciblées et des tentatives plus ou moins abouties de modernisation de l’Etat réapparaissent par vagues successives et sous des appellations diverses. Les agendas gouvernementaux sont ainsi marqués par des projets de refondation des structures administratives et l’introduction de modes de gestion réputés plus modernes et mieux adaptés aux demandes de plus en plus exigeantes des partenaires de l’action publique.

A la suite de réformes inspirées par le « New Public Management » dans le monde anglo-saxon, les évolutions de la gouvernance publique au Canada, en Suisse, le plan Copernic en Belgique, les réformes de l’administration italienne ou la LOLF en France, témoignent de la volonté de rendre les structures de l’Etat plus performantes et plus orientées vers les citoyens-usagers.

Si ces transformations laissent parfois des traces profondes dans les organigrammes et remodèlent les structures formelles, elles impulsent également de nouveaux rapports hiérarchiques, de nouvelles manières de faire, de travailler et de se former en même temps qu’elles redessinent les trajectoires des carrières professionnelles. Elles ont donc immanquablement un impact sur le ressenti et les perceptions des acteurs vivant ces réformes de l’intérieur.

Autrement dit, plutôt que l’étude de ces dernières au regard exclusif de leurs contenus, de leurs programmes ou des orientations normatives sur lesquelles elles s’appuient, un colloque international et multidisciplinaire organisé par le Cerap en mai 2009 entendait s’attacher à mieux comprendre le vécu et les perceptions des acteurs publics vivant ces changements de l’intérieur. Ainsi, au lieu d’une analyse partant du haut, il s’agissait de comprendre les réformes vues d’en bas.

Les textes que nos lecteurs trouveront dans ce numéro de la revue Pyramides - dotée pour la circonstance d’un nouveau format et d’une nouvelle couverture - sont issus de cette manifestation. Deux autres volumes sont en préparation de manière à rendre disponible à un public aussi large que possible l’ensemble des résultats des travaux menés en séances plénières et en ateliers thématiques.

La dynamique des processus de modernisation des administrations publiques et les débats que cette dernière ne cesse de susciter laissent à l’observateur le choix des métaphores : antienne, rituel, monstre du Loch Ness, … Ces images reflètent l’idée que ces réformes réapparaissent de manière récurrente, ponctuelle et contingente. Depuis une vingtaine, sinon une trentaine d’années, différentes réformes et l’Etat et de son administration se succèdent, en effet, à un rythme d’une si grande régularité qu’il semble, souvent, empêcher leur intégration profonde au cœur de l’action des organisations concernées et que, corollairement, il ne permet qu’occasionnellement, de dépasser l’ordre des discours et des meilleures déclarations d’intentions.

Ce mouvement, toutefois, paraît atteindre un point culminant par son extension. La diversité des contributions reçues pour alimenter la réflexion en témoigne. Elles concernent en effet aussi bien les grands domaines de l’action publique, des plus classiques au plus contemporains (santé, culture, éducation, justice, emploi, etc.) que des niveaux de pouvoir variés (de l’Etat national ou fédéral jusqu’au niveau des autorités locales en passant par les entreprises publiques) dans diverses zones géographiques ainsi que les différents paliers de la structure hiérarchique (du sommet à la base en passant par l’encadrement intermédiaire).

Transversal, ce mouvement se veut également universel. Une caractéristique de ces réformes tient, en effet, dans l’universalité affichée des méthodes de gestion, des outils managériaux invoqués et des langages utilisés. Toutefois, derrière un air de déjà entendu (mesures des performances, autonomisation et responsabilisation individuelle, nouvelles structures d’organisation, gestion par les objectifs, plans stratégiques et opérationnels, gestion de la qualité, …) se cachent des adaptations locales plus ou moins réussies, des formes d’appropriation inédites mais aussi des réticences voire des résistances actives propres à des situations vécues.

On rejoint d’ailleurs ici une préoccupation classique de la gestion du changement. Trop souvent, les processus de mise en œuvre des réformes se préoccupent très peu de la perception qu’en ont les acteurs et les actrices qui sont censés leur donner vie. Or, l’analyse et la compréhension de leur vécu, de leurs aspirations et de leurs systèmes d’intérêts sont une condition indispensable à l’aboutissement de tout projet de changement.

Pour dire les choses autrement, on observe que nombre de réformes de l’administration publique s’orientent d’emblée vers la mise en œuvre volontariste de méthodes et d’outils managériaux sans sérieusement penser en profondeur à la capacité des individus à se les approprier et à les adapter aux réalités de terrain qui sont leur lot quotidien. Le « nouveau » se plaque alors sur l’ « ancien » au risque très réel de brouiller les repères les plus éprouvés.

Les textes d’Emilie Biland (« Moderniser les ressources humaines » dans une petite ville française : appropriations et contournements des normes juridiques et gestionnaires) et de Jorge Muñoz (Codifier l’activité de qualification dans l’assurance maladie. Le cas des plateformes des services) montrent combien l’empilement de logiques d’action diverses s’immisce au plus profond des activités de base d’une organisation publique.

Tant dans le cas de la gestion du personnel d’une petite ville française, relaté par Emilie Biland, que dans celui traité par Jorge Muñoz concernant les centres d’appels au sein des caisses primaires d’assurance maladie en France, les agents doivent articuler logiques administratives et gestionnaires, d’une part, et gérer les tensions générées par les vocations à la fois industrielles et citoyennes de leurs activités, d’autre part. Ces deux auteurs se rejoignent par ailleurs dans leur observation d’un renforcement paradoxal des processus bureaucratiques dans un contexte pourtant qualifié de post-bureaucratique.

Ces constats posés, on comprend aisément le malaise identitaire, sinon les souffrances, des agents publics tiraillés entre ces logiques antagonistes. En mettant en exergue les évolutions du travail des conseillers à l’emploi de l’Agence Nationale pour l’Emploi en France se devant de « jongler » avec des logiques techniques, cliniques et de contrôle, Sophie Avarguez (Des « réformes venues d’en haut » aux « réformes vues d’en bas ». Une approche sociologique du travail vécu des conseillers à l’emploi de l’ANPE entre insatisfaction et souffrance), nous livre une illustration de ces souffrances.

« Par le bas », l’auteure met en évidence les décalages qui s’observent entre travail prescrit et travail réel pour en dégager une typologie des formes de souffrances vécues. A l’instar de l’article de Jorge Muñoz, le cas des conseillers à l’emploi soulève la présence grandissante des phénomènes d’injonctions paradoxales et de prescrits contradictoires souvent observés quand il s’agit de recadrer des pratiques par l’intermédiaire d’outils de gestion. Ces derniers réduisent-ils drastiquement les marges de manœuvre des acteurs ? Sont-ils uniquement des outils d’imposition ? Autrement dit, comment s’articule le couple diabolique des forces de contrôle et du besoin d’autonomie ?
En analysant lui aussi l’organisation de la politique du chômage, mais cette fois en Suisse, Aurélien Buffat (Les réformes au prisme de l’autonomie et du contrôle des agents publics de base : le cas de la politique suisse du chômage) se penche sur les comportements des employés d’une caisse publique cantonale de chômage qu’il qualifie de street-level bureaucrats. Ces derniers sont en interaction directe et régulière avec les citoyens, jouissent d’un pouvoir discrétionnaire dans leurs relations avec ces derniers et d’une relative autonomie par rapport à leur organisation tout en étant soumis à des procédures réglementaires et de contrôle omniprésentes. La question posée par l’auteur concerne les modes d’appropriation des innovations managériales par ces agents. Par ce biais, l’auteur nous montre combien un outil informatique de gestion de documents mis en place par le haut est perçu a priori, localement, comme source de perte au niveau des capacités de décision, d’une part, et, sur un mode nostalgique, au niveau du caractère matériel du dossier papier et de la convivialité qu’il permettait, d’autre part. En contrepoint cependant, son enquête révèle des stratégies d’appropriation spécifiques, souvent inattendues, qui permettent de reconstruire des zones d’autonomie et de pouvoir de décision.

Adoptant un même type de questionnement, Alexia Jonckheere (Les assistants de justice aux prises avec Sipar, un outil de gestion informatique) tente également de comprendre l’acceptation d’un dispositif informatique par des assistants de justice. En mobilisant la typologie proposée par le sociologue américain Merton discriminant l’acceptation des buts et des moyens, l’auteure nous rappelle que l’adaptation individuelle est aussi le fruit d’une position ou d’un rôle particulier dans une situation précise.

Les réformes, qu’elles soient rejetées ou acceptées, respectées à la lettre ou dévoyées, sont ainsi toujours l’objet de stratégies d’acteurs porteurs d’enjeux et inscrits dans des situations qui leurs sont propres.

C’est dans ce sens que Sylvie Trosa (Les réformes vues d’en bas) livre une contribution qui vise à mettre en évidence une typologie des acteurs des réformes et, revisitant diverses grandes réformes menées en France et introduites majoritairement par le haut, esquisse des pistes positives de méthodes de modernisation.

Héléna Revil (Le changement incrémental et « par le bas » d’un système de gestion des droits : le cas de la complémentaire santé gratuite ou aidée en France), en revanche, s’intéresse à la mise en place de dispositifs visant le décloisonnement de systèmes d’informations et la mutualisation de moyens entre divers organismes sociaux peu armés pour coopérer dans le repérage de populations en difficulté. Dans un premier temps, divers organismes entrent dans des relations d’échange par le biais d’acteurs qui se mobilisent en fonction de stratégies personnelles au sein de leurs organisations respectives mais, en l’absence d’un mandat et d’un projet commun et malgré quelques résultats probants, le changement n’a été que temporaire. L’expérience toutefois a valeur de test local, ce qui conduit l’auteure à s’interroger sur les conditions de réussite et de pérennité de telles initiatives.

Les textes présentés ci-dessus attestent, avec certes des nuances et des points de vue différents, que les arrangements, les utilisations différenciées de dispositifs pourtant identiques et les modalités d’appropriation sont des questions centrales de la compréhension de la mise en œuvre des réformes. Plus en amont, il reste toutefois primordial de se pencher sur les raisons de leur diffusion. Plusieurs hypothèses, sans doute non exhaustives, sont présentées.

John Cultiaux et Marc Scius (Les travailleurs statutaires peu qualifiés dans la modernisation des entreprises publiques) reviennent sur la thématique de la souffrance déjà abordée et montrent – au sein d’une entreprise publique belge – les tensions qui existent entre deux conceptions fondamentales du service public. Pour les auteurs, la modernisation des structures publiques est fortement imprégnée du « nouvel esprit du capitalisme » et sa diffusion est principalement d’ordre idéologique.

Dans un autre registre, Julie Gervais (Souffrances des hauts fonctionnaires comme produit et moteur des réformes administratives. L’exemple des premières lois de décentralisation) et Jonathan Paquette (Management public, groupes professionnels et dynamiques identitaires dans le secteur public : le cas des communicateurs dse sciences) insistent sur la manière dont, respectivement, des hauts fonctionnaires français et des communicateurs des sciences canadiens ont adhéré à un savoir managérial dans un contexte d’affaiblissement de leur légitimité et de leur « utilité » perçue. Ainsi Julie Gervais relate comment les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont été capables d’inventer des récits désenchantés et d’adopter un discours de modernisation en vue de retrouver une légitimité perdue. Partant d’une même situation de perte de pouvoir et de repères, les acteurs dépeints par Jonathan Paquette reconstruisent quant à eux leurs identités professionnelles.

Dans un troisième registre, Florent Clément (Un concept peut-il changer une politique publique ? L’administration française des routes à l’épreuve du développement durable), dans le cas de l’administration des routes, utilise l’hypothèse de la modernisation réflexive, l’idée que le changement est inséparable d’une remise en cause des pratiques et des instruments par les acteurs eux-mêmes.

Marie-Laure Basilien-Gainche (La réforme de l’université française : la mobilisation des enseignants-chercheurs) se penche sur le sort d’une autre catégorie d’acteurs, celle des enseignants-chercheurs dans les universités françaises dont la mobilisation face à la loi sur les libertés et responsabilités des universités (la LRU votée en 2008) a défrayé récemment la chronique. Elle livre une analyse critique des dispositifs de gouvernance que cette législation comprend en soulignant les manques de concertation qui ont fait défaut à son élaboration et les dangers qu’elle fait peser sur le statut public des enseignants-chercheurs au-delà de simples réflexes trop facilement taxés de corporatistes.

Ce numéro se termine par une contribution de praticiennes de la gestion interne, Irène Riabicheff et Nadine Sougné (Cas pratique : la mise en cohérence des initiatives relatives au management humain et organisationnel au Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale). Le colloque était en effet ouvert aux acteurs de terrain ayant été témoins ou acteurs d’un processus de changement. L’expérience présentée concerne la mise en cohérence progressive de différents outils de gestion humaine et organisationnelle en usage au sein du Ministère de la Région de Bruxelles-Capitale, dans la perspective d’une approche globale de pilotage. Les auteures explicitent la démarche collective mobilisée et dégagent les leçons de l’expérience menée.

L’observation par le bas des réformes de l’administration et les articles présentés dans ce numéro soulignent, au travers des cas traitant d’enjeux primordiaux mais aussi de réalités peu connues, combien ces réformes apparaissent comme des phénomènes transversaux, pour les raisons invoquées au début de cette introduction, mais surtout parce qu’elles impliquent de profondes modifications sur l’acteur et l’action, les discours, les pratiques, les stratégies et les identités.

Remerciements.

Ce premier volume de contributions – tout comme la tenue du Colloque dont elles sont issues – n’aurait pas été possible sans l’aide d’une série de soutiens qu’il nous plaît in fine de remercier. Au niveau de l’université : le Recteur de l’Université Libre de Bruxelles, le Président de son Conseil d’Administration, la Faculté des Sciences Sociales et Politiques / Solvay Brussels School of Economics and Management, le Centre d’Etudes Nord-américaines ainsi que le Pôle d’Attraction Interuniversitaire (P6/09), programme de la Politique Scientifique Fédérale Belge (BELSPO). Le Fonds National de la Recherche Scientifique et la Fondation Bernheim ont également soutenu financièrement l’initiative. Au niveau fédéral, notre gratitude s’adresse au Service Public Fédéral Personnel & Organisation ainsi qu’au Ministre de la Fonction Publique, des Entreprises Publiques et des Réformes institutionnelles tandis qu’au niveau wallon, nous soulignons également l’aide apportée par le Service Public de Wallonie et le Ministre des Affaires Intérieures et de la Fonction Publique.

Patricia Dekie, secrétaire du Centre de l’Economie de la Connaissance de l’ULB, a appuyé le Comité de rédaction dans la relecture des textes de ce numéro et a apporté une aide précieuse à l’organisation du colloque.

Last but not least, il convient de mettre en exergue l’important travail accompli par Florence Daury qui, outre son rôle en tant que secrétaire de rédaction, a pris une part plus que significative de la lourde charge matérielle et logistique du colloque à l’origine de ce numéro.