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Accueil du site - Revue Pyramides - Numéros parus - Pyramides n°19 - Les réformes de l’administration vues d’en bas - Volume III - Recension : la fonction critique de la sociologie vue par Luc Boltanski. Jean-Paul Nassaux

Que ce soit sur le plan social, du genre ou ethnique, il y a partout des dominés et des dominants. Boltanski entend dévoiler cette domination qui n’est pas directement observable et qui échappe le plus souvent aux acteurs. Une telle entreprise marque son parcours professionnel de sociologue et constitue l’objet de son dernier livre De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation . Mais elle se heurte d’emblée à la question de la relation entre sociologie et critique sociale qui peut s’énoncer de la façon suivante : la sociologie, constituée sur le modèle des sciences, avec une orientation essentiellement descriptive, doit-elle être mise au service d’une critique de la société et, dans l’affirmative, comment doit-elle s’y prendre pour rendre compatibles description et critique ? Aussi, Boltanski entame-t-il son ouvrage en cherchant, à partir du concept de domination sociale, à clarifier la relation entre sociologie et critique. La sociologie, en tant qu’activité empirique, peut décrire différentes dimensions de la vie sociale et différentes formes de pouvoir sans viser nécessairement à les intégrer dans une totalité cohérente et même en cherchant, au contraire, à mettre en évidence la spécificité de chacune d’entre elles. Les théories de la domination dévoilent, quant à elles, les relations entre ces différentes dimensions afin de dégager la façon dont elles font système. Alors que la sociologie se donne pour objet des sociétés, les théories de la domination, en prenant appui sur les descriptions sociologiques, construisent un autre genre d’objet que Boltanski désigne comme des ordres sociaux. Elles sont de ce fait d’ordre métacritique, le terme de métacritique étant défini comme les constructions théoriques visant à dévoiler, dans leurs dimensions les plus générales, l’oppression, l’exploitation ou la domination, quelles que soient les modalités sous lesquelles elles se réalisent. Il convient de noter que, par rapport aux descriptions sociologiques qui se veulent conformes à la vulgate de la neutralité, les théories de la domination contiennent, par nature, des jugements critiques sur l’ordre social que l’analyste assume en son nom propre, abandonnant ainsi la prétention à la neutralité.

Boltanski salue l’apport de la sociologie critique de la domination de Pierre Bourdieu dans laquelle il voit l’entreprise la plus audacieuse jamais menée pour tenter de faire tenir dans une même construction théorique à la fois des exigences très contraignantes encadrant la pratique sociologique et des positions radicalement critiques. Néanmoins, il émet certaines objections à l’égard de la sociologie critique, objections qui expliquent les distances qu’il a prises avec celle-ci et qui l’ont amené à explorer une autre voie, celle d’une sociologie pragmatique de la critique. En effet, Boltanski considère que dans la sociologie critique, une asymétrie est creusée entre des acteurs dont on sous-estime ou ignore les capacités critiques et un sociologue capable de leur dévoiler la vérité de leur condition sociale. Or, cette asymétrie a semblé ne pas être confirmée par le travail de terrain et comporter le risque d’être récupérée – comme l’avait souligné Jacques Rancière- en faveur d’un nouveau genre d’idéalisme platonicien – le sociologue omniscient se substituant au sage philosophe dans l’ambition de guider la société (Rancière, 1983). La sociologie pragmatique de la critique fut créée dans les années 1980 en réaction à cette asymétrie. Elle ne mettait pas en cause les aspects critiques dans le paradigme de la sociologie critique, mais plutôt sa dimension descriptive, c’est-à -dire, proprement sociologique. La stratégie mise en oeuvre fut de retourner aux choses mêmes, d’observer, de décrire et d’interpréter des situations dans lesquelles les personnes se livrent à la critique, à savoir, les disputes. Envisagé de ce point de vue, le monde social n’apparaît pas comme le lieu d’une domination subie passivement et inconsciemment, mais bien comme un espace traversé par une multitude de disputes, de critiques, de désaccords et de tentatives pour réinstaurer localement des accords toujours fragiles. Un travail théorique destiné à modéliser l’activité des acteurs et les compétences mises en oeuvre dans le cours des disputes a accompagné une série de recherches de terrain.

Depuis une sociologie pragmatique de la critique, la position métacritique consistera donc à tirer parti du point de vue des acteurs, ce qui lui fera prendre appui sur leur sens moral et plus particulièrement sur leur sens ordinaire de la justice, pour rendre manifeste le décalage entre le monde social tel qu’il est et ce qu’il devrait être afin de satisfaire aux attentes morales des personnes. Une telle approche permet au sociologue de jeter sur le monde un regard normatif, sans que ce dernier ne soit orienté par ses a priori personnels ni par l’adoption d’une morale substantielle. Elle rencontre cependant un obstacle dans le sens de la réalité des acteurs sociaux. En effet, évaluant le caractère juste ou injuste de leur condition en rapprochant leur vie de celle de gens qui leur sont proches ou de de celle de leurs parents, les personnes ordinaires mettent rarement en question le cadre général dans lequel s’inscrivent les situations qui suscitent de leur part indignations et protestations. Boltanski remarque néanmoins que cette autorestriction réaliste des protestations ne se situe pas toujours au même niveau. Elle varie selon le degré auquel la réalité sociale parvient à faire croire à sa robustesse et à faire intérioriser par les acteurs leur impuissance à changer les formats d’épreuve. Cette robustesse est fonction de la capacité des instruments de totalisation et de représentation de ce qui est à recouvrir complètement le champ événementiel actuel et à donner des descriptions de ce qui arrive et pourrait advenir sous la forme d’un réseau de causalités reliant des entités et des forces. Mais l’ampleur du questionnement par rapport à la réalité sociale dépend aussi de la possibilité d’accès plus ou moins grande des acteurs à des dispositifs pratiques et à des outils cognitifs leur permettant de rompre leur isolement en rapprochant les situations. L’autorestriction réaliste des protestations sera donc maximale dans les situations sociales atomisées où chacun ne peut compter que sur ses propres forces, mais elle diminuera dans les périodes où l’action collective semble possible et particulièrement dans les situations exceptionnelles (révolutionnaire ou insurrectionnelle). La montée en généralité apparaît dès lors comme une condition nécessaire de réussite des protestations publiques. Poser la question de la domination revient donc, pour Boltanski, à s’interroger sur les conditions qui favorisent la fragmentation de ceux qui se trouvent dominés. Et l’un des objectifs premiers du travail d’émancipation que se propose la critique doit être de faire passer les dominés d’un état de fragmentation à un état collectif. Si, comme le montre le cas des Lumières, il convient, dans une étape initiale de détacher les acteurs de leurs anciennes appartenances collectives, en les déterminant comme individus autonomes, il faudra ensuite s’interroger sur la manière de préserver – voire de renforcer – l’autonomie, en composant avec la formation de collectifs d’un genre nouveau.

Boltanski met en évidence l’incertitude relative à ce qui est et à ce qui vaut qui imprègne la vie sociale. Latente dans les situations où, selon toute apparence, l’ordre règne, cette incertitude se manifeste vigoureusement dans les moments de dispute, quand les acteurs se délient des engagements pratiques qui maintenaient un cours d’action plus ou moins commun, coordonné autour de repères. La question de la relation entre ce qui se tient et ce qui se trouve frappé d’incertitude doit être abordée à partir des concepts de réalité et de monde. La réalité tend à se confondre à ce qui paraît se tenir en quelque sorte par sa seule force, c’est-à -dire, avec l’ordre. Elle se détache sur un fond appelé monde que Boltanski, reprenant la formule de Wittgenstein, définit comme “tout ce qui arrive” . Pour nous permettre de mieux saisir cette distinction entre la réalité et le monde, il établit une analogie avec la façon dont Franck Knight (Knight, 1985) aborde les notions de risque et d’incertitude. Du fait qu’il est probabilisable, le risque constitue un des instruments de construction de la réalité inventés au dix-huitième siècle, solidaire, comme l’a montré Michel Foucauld (Foucauld,2004), du mode de gouvernance libéral qui se met alors en place. Mais tout événement n’est pas maîtrisable dans la logique du risque, si bien qu’il demeure une part inconnue d’incertitude que Knight appelle incertitude “radicale” . Si l’on peut faire le projet de connaître et représenter la réalité, le dessein de décrire le monde, dans ce qui serait sa totalité, n’est à la portée de personne. Boltanski fait remarquer que la question de ce qui est ne peut pas faire l’objet d’une réponse individuelle. Particulièrement, quand la dispute devient explicite et s’étend, et qu’il importe de mettre un terme à des désaccords qui menacent de basculer dans la violence, l’expression d’un point de vue est insuffisante. Recourant à l’analyse développée par Olivier Cayla dans le domaine juridique, Boltanski souligne la nécessité d’instaurer “l’artifice d’un tiers” auquel est accordé “par convention” , la prérogative “d’avoir le dernier mot” , c’est-à -dire, le monopole de l’interprétation juste. Ce tiers se présente habituellement sous les apparences d’un personnage mais l’on n’attend guère de lui qu’il exprime sa position personnelle. Il doit devenir “un être sans corps” (Cayla, 1993). Cet “être sans corps” est évidemment l’institution. Il appartient donc aux institutions de dire et de confirmer ce qui importe, de fixer la référence. Cette opération implique l’établissement de types qui doivent être fixés et mémorisés d’une manière ou d’une autre (mémoires des anciens, codes juridiques écrits, rituels,…) et souvent stockés dans des définitions. Les institutions ne doivent pas être confondues avec deux autres types d’activités qui désignent les moyens dont les institutions doivent être dotées pour pouvoir agir concrètement : d’une part, les administrations, qui assurent des fonctions de police, d’autre part, les organisations, chargées de fonctions de coordination.

La dénonciation du pouvoir des institutions en y voyant, comme le fait Pierre Bourdieu, la manifestation d’une violence symbolique, présuppose la nécessité de la critique. Si les institutions sont nécessaires, elles sont aussi fragiles. Cette fragilité tient en premier lieu à leur fondement. Mais Boltanski s’attarde davantage à un autre facteur de cette fragilité qui est celui de leur incarnation dans des porte-parole. Il relève que si seul un être sans corp peut échapper à la contrainte du point de vue, cet être ne peut s’exprimer que par l’intermédiaire de porte-parole qui sont eux-mêmes des êtres de chair et d’os, comme le sont, par exemple, des magistrats ou des professeurs. Pour mettre l’accent sur le fait que ces porte-parole s’expriment au nom d’une institution, ils se voient souvent dotés de marques symboliques – uniformes, tournures rhétoriques imposées… Il n’en reste pas moins qu’aucun signe symbolique ne peut garantir qu’ils ne se trompent pas et qu’ils incarnent bien l’institution et non eux-mêmes. On fait donc confiance à l’institution tout en sachant qu’elles ne sont que des fictions, que seuls sont réels les hommes qui les incarnent. Boltanski pointe ainsi une tension qui est inscrite dans la vie sociale commune – croyance dans l’institution et critique de l’institution – qu’il nomme la contradiction herméneutique. Celle-ci pourrait être interprétée comme s’il s’agissait d’une conséquence fatale de tout ordre politique, nécessairement tiraillé entre le caractère nécessaire des institutions et la possibilité inévitable de la critique. Elle se manifeste sous des formes spécifiques et s’articule à des modes de gouvernement qui sont inégalement agressifs si on les considère sous le rapport des effets de domination qu’ils permettent. Boltanski désigne ainsi par le terme de “régime politique” les arrangements qui, constitutifs de différentes sociétés historiques, s’établissent autour de la contradiction herméneutique, à la fois pour l’incarner sous différentes formes et pour la dissimuler. Si l’on est tenté de caractériser la modernité par l’accroissement progressif de la place laissée à la critique, le développement de l’intensité et de la visibilité de celle-ci s’est accompagné d’une limitation considérable de son champ d’application. En effet, la tâche de statuer sur ce qui est et de le confirmer continuellement avait fait l’objet, selon les termes de Bruno Latour, d’un “grand partage” qui l’a distribuée entre les institutions scientifiques et politiques selon qu’étaient envisagés des faits relevant de la nature ou de la vie sociale des collectifs (Latour,1991). Or, le pouvoir accordé à la science s’est continuellement étendu, intégrant des faits attribués à la science et arrachés à la politique. La science a mis son point d’honneur à faire de la critique son principal instrument de connaissance. Mais, de ce fait, la critique se voyait soustraite au plus grand nombre pour être déposée dans les seules mains des scientifiques. Dans un tel contexte, l’arrivée des sciences sociales et, au premier chef, l’économie, a eu pour conséquence de modifier considérablement le compromis instauré entre la science et la politique en réduisant encore le champ de cette dernière. Pour Boltanski, on peut voir un véritable changement de régime et un nouveau mode de domination dans ce glissement d’une définition de la politique fondée sur un compromis entre, d’un côté, des représentants du peuple investis du rôle de porte-parole et, de l’autre, des experts se réclamant de l’autorité de la science vers une définition de la politique presqu’entièrement subordonnée au pouvoir d’expertise.

Il faut distinguer différents types de domination. On peut identifier des effets de domination simple dans deux types de situation : d’abord, quand les personnes sont partiellement ou complètement privées des libertés élémentaires et quand de profondes asymétries sont maintenues ou créées en mettant en oeuvre une violence directe, bien que non exclusivement physique ; ensuite, dans des cas de figure moins extrêmes où le maintien d’une orthodoxie est obtenue par les moyens d’une violence visant à étouffer la critique. Dans un mode de domination simple, les instances de confirmation sont obsessionnellement orientées vers le maintien d’une réalité toute faite, refusant tout changement. Cela va évidemment de pair avec l’écrasement de la critique. Mais il existe également des effets de domination complexe mieux ajustés aux sociétés capitalistes contemporaines qui se définissent par le fait de rejeter l’idée même de domination et évitent autant que faire se peut de recourir à la répression –du moins de façon visible. Cette forme de domination reconnaît la validité de la critique mais, en incorporant celle-ci, lui offre moins de prise qu’un régime répressif. Le changement n’est pas entravé pour maintenir coûte que coûte une orthodoxie mais, au contraire, valorisé et orienté. Boltanski revient à un article qu’il a écrit il y a une trentaine d’années avec Pierre Bourdieu (Bourdieu et Boltanski, 1976) présentant une analyse de la littérature produite par les élites politiques et économiques alors au pouvoir. Le coeur de l’argumentation développé dans ces écrits était qu’il fallait vouloir le changement parce qu’il était inévitable. Boltanski relève que ce rapprochement de la volonté et de la nécessité – que l’on a souvent associé aux régimes totalitaires se réclamant d’une philosophie déterministe de l’histoire – constitue un lieu commun des modes de gouvernance du capitalisme avancé. Le même type de rhétorique s’est retrouvé dans une analyse que Boltanski a réalisée vingt ans plus tard avec Eve Chiapello (Boltanski et Chiapello, 1999). Dans un régime de domination complexe (ou gestionnaire), la volonté dont les porte-parole des institutions se font l’expression se présente comme n’étant rien d’autre que la volonté du monde lui-même dans la représentation nécessairement modifiée qu’offrent les experts. La critique se trouve absorbée dans les dispositifs de domination où elle est réinterprétée dans les formes qui lui ont été données dans les instances scientifiques et techniques qui servent de répondant aux institutions. Elle entre alors dans des querelles entre expertise et contre-expertise où cette dernière est nécessairement dominée. Cette façon de maîtriser la critique en l’incorporant est renforcée par le fait que la domination par le changement se réclame elle-même de la critique dont elle prive ceux qui voudraient s’opposer à elle, mais d’une critique interne, à l’image des disputes scientifiques. Or, souligne Boltanski, ce qui caractérise ces “disputes d’experts” , c’est précisément qu’on s’y accorde sur l’essentiel et ne s’y oppose que sur des points à la marge. Dès lors, un mode de domination de ce genre se prête mieux que tout autre au travail de dissimulation de la contradiction herméneutique.

Cependant, une tension demeure dans les “démocraties-capitalistes” où règne ce type de domination. Elle tient au fait que ces sociétés ne peuvent complètement liquider les formes héritées du passé – qu’elles soient d’inspiration libérale ou, comme c’est le cas en France, marquées par l’interprétation jacobine du rousseauisme – qui soutiennent l’Etat-nation. En effet, le mode de domination décrit ci-dessus s’est forgé dans le laboratoire du management – ce qui, observe Boltanski, rend compte du lien étroit qu’il entretient avec le développement du capitalisme. Mis d’abord en oeuvre dans le gouvernement de l’entreprise, il a ensuite été implanté dans l’Etat. Celui-ci a dès lors été considéré au même titre que l’entreprise, comme une organisation visant à gérer un ensemble de ressources de façon à en extraire un profit, sous contrainte de concurrence avec d’autres organisations du même genre. Mais un tel renversement de tendance pose la question de l’articulation entre ces deux instruments possibles de domination que sont l’Etat et l’entreprise, qui doivent faire face à des contraintes différentes. Ainsi, l’entreprise réclame à juste titre, dans la logique capitaliste qui est la sienne, la liberté de contrôler les principaux paramètres dont dépend la détermination du profit, notamment ses flux d’entrée et de sortie, en marchandises mais aussi en travailleurs. Elle constitue une forme d’organisation qui doit pouvoir s’affranchir des contraintes territoriales et de durée. A l’inverse, l’Etat ne peut se soustraire à de telles contraintes. Il lui revient d’assurer la sécurité d’une population distribuée sur un territoire, ce qui l’a amené, sous la pression des luttes sociales, à multiplier les formes de prise en charge de cette population de citoyens, mais aussi à accroître le niveau de contrôle et de contrainte étatiques à son égard.

Les réseaux délocalisés et les dispositifs complexes sur lesquels prend appui un mode de domination gestionnaire peuvent donner l’image d’un pouvoir qui serait devenu systémique au sens où il n’appartiendrait plus à personne, dont le contrôle échapperait partiellement à chacun des acteurs pris isolément. Boltanski s’interroge donc sur l’existence d’une classe dominante dans un tel contexte. Constatant que le critère de la propriété des moyens de production tout autant que celui des affinités et de la culture classique commune, avancé par Pierre Bourdieu, ne sont plus utilisables, il observe cependant que les nouvelles élites opérant aux quatre coins de l’univers partagent une culture internationale qui s’enracine dans l’économie et surtout dans les disciplines du management. Pour ces responsables, si les règles sont nécessaires et doivent officiellement s’appliquer à tous, il leur appartient de pouvoir les détourner, les contourner et les changer au nom de l’efficacité. Une telle latitude ne peut cependant pas être rendue publique ni donnée en partage à ceux qui ne sont pas responsables, parce que tout le monde se sentirait alors autorisé à tourner les règles et cela conduirait à l’anarchie. Dès lors, note Boltanski, appartenir à la classe dirigeante, c’est d’abord être convaincu que l’on peut transgresser la lettre de la règle, sans en trahir l’esprit.

Boltanski indique que la différence entre réalité et monde est sous-jacente à “l’entreprise grandiose menée par Cornélius Castoriadis” . Même si elles sont posées de façon différente, il n’est pas inutile de mettre en rapport les deux approches. Retournant à ce qui est pour lui le point de départ de notre questionnement politique, à savoir la Grèce antique, Castoriadis met en relief l’opposition qui y fut établie entre chaos et cosmos. Il rappelle la vision grecque du désordre initial le plus total avant que l’ordre – le cosmos – ne fut créé. Mais, précise Castoriadis, “aux “racines de l’univers” , au-delà du paysage familier, le chaos règne toujours souverain” . Pour lui, cette dualité conditionne la création de la philosophie et de la politique. En effet, si l’univers était totalement ordonné, il n’y aurait pas la moindre philosophie, mais seulement un système de savoir unique et définitif. Et si le monde était pur chaos, il n’y aurait aucune possibilité de penser. D’autre part, un univers humain parfaitement ordonné, soit de l’extérieur, soit par son activité spontanée (par exemple, “la main invisible” ) ne laisserait aucune place à la pensée politique ni aucun champ ouvert à l’action politique. Et si les êtres humains ne pouvaient créer quelque ordre pour eux-mêmes en posant des lois, il n’y aurait aucune possibilité d’action politique, instituante. Castoriadis met en cause ce qu’il appelle l’ontologie unitaire, à savoir, le postulat opératoire qui a “empoisonné” la philosophie politique depuis Platon jusqu’au libéralisme moderne et au marxisme, selon lequel il y aurait un ordre total et “rationnel” du monde et, de ce fait, un ordre des affaires humaines lié à cet ordre du monde. Or, remarque-t-il, si une connaissance sûre et totale du domaine humain (epistèmè) était possible, la politique prendrait immédiatement fin et la démocratie serait tout à la fois impossible et absurde, car elle suppose que tous les citoyens ont la possibilité d’atteindre une doxa correcte mais aussi que personne ne possède une epistèmè des choses politiques (Castoriadis, 1986).

Un tel éclairage recoupe les considérations de Boltanski sur la domination complexe qui réduit le champ d’action de la politique en subordonnant celle-ci au pouvoir d’expertise. Cette évolution est inquiétante et va au-delà d’un changement de régime ou de mode de domination. Comme l’avait pressenti Castoriadis, c’est un véritable retour à l’hétéronomie qui s’est enclenché et la capacité à remettre en cause l’ordre institué qui se trouve menacée. Une nouvelle clôture, parée des atours de la science, est aujourd’hui érigée pour enfermer la critique. Castoriadis ne se résignait cependant pas au désespoir. Il décelait en effet “des signes de résistance, des gens qui luttent ici et là , (…) des livres importants qui paraissent” . Il repérait “dans le courrier adressés au Monde, par exemple, (…) des lettres exprimant des points de vue tout à fait sains et critiques” . Sans se prononcer sur le fait de savoir si tout cela suffirait pour inverser la situation, il invitait “ceux qui ont conscience de la gravité de ces questions” à “faire tout ce qui est en leur pouvoir – qu’il s’agisse de la parole, de l’écrit ou simplement de leur attitude à l’endroit qu’ils occupent – pour que les gens se réveillent de leur léthargie contemporaine et commencent à agir dans le sens de la liberté” (Castoriadis, 1996). Visiblement Boltanski agit en ce sens et on ne peut que l’approuver quand il assigne à la sociologie la tâche de renforcer le pouvoir de la critique.

Bibliographie

L. BOLTANSKI, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
P. BOURDIEU et L. BOLTANSKI, “La production de l’idéologie dominante” , Actes de la recherche en sciences sociales, vol.2, n°2, 1976.
C. CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, II. Domaines de l’homme, Paris, seuil, 1986.
C. CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, IV. La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996.
O. CAYLA, “Les deux figures du juge” , Le Débat, n°74, mars- avril 1993.
M. FOUCAULD, Sécurité, territoire, population. Cours du Collège de France (1977-1978), Paris, Hautes Etudes/Gallimard/Seuil, 2004.
F. KNIGHT, Risk, Uncertainty and Profit, Chicago, University of Chicago Press, 1985 (1921).
B. LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
J. RANCIERE, Le Phiolosophe et ses pauvres, Paris, Flammarion, 2007 (1983).