Que ce soit sur le plan social, du genre ou ethnique, il y a partout des dominés et des dominants. Boltanski entend dévoiler cette domination qui n’est pas directement observable et qui échappe le plus souvent aux acteurs. Une telle entreprise marque son parcours professionnel de sociologue et constitue l’objet de son dernier livre De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation . Mais elle se heurte d’emblée à la question de la relation entre sociologie et critique sociale qui peut s’énoncer de la façon suivante : la sociologie, constituée sur le modèle des sciences, avec une orientation essentiellement descriptive, doit-elle être mise au service d’une critique de la société et, dans l’affirmative, comment doit-elle s’y prendre pour rendre compatibles description et critique ? Aussi, Boltanski entame-t-il son ouvrage en cherchant, à partir du concept de domination sociale, à clarifier la relation entre sociologie et critique. La sociologie, en tant qu’activité empirique, peut décrire différentes dimensions de la vie sociale et différentes formes de pouvoir sans viser nécessairement à les intégrer dans une totalité cohérente et même en cherchant, au contraire, à mettre en évidence la spécificité de chacune d’entre elles. Les théories de la domination dévoilent, quant à elles, les relations entre ces différentes dimensions afin de dégager la façon dont elles font système. Alors que la sociologie se donne pour objet des sociétés, les théories de la domination, en prenant appui sur les descriptions sociologiques, construisent un autre genre d’objet que Boltanski désigne comme des ordres sociaux. Elles sont de ce fait d’ordre métacritique, le terme de métacritique étant défini comme les constructions théoriques visant à dévoiler, dans leurs dimensions les plus générales, l’oppression, l’exploitation ou la domination, quelles que soient les modalités sous lesquelles elles se réalisent. Il convient de noter que, par rapport aux descriptions sociologiques qui se veulent conformes à la vulgate de la neutralité, les théories de la domination contiennent, par nature, des jugements critiques sur l’ordre social que l’analyste assume en son nom propre, abandonnant ainsi la prétention à la neutralité.
Boltanski salue l’apport de la sociologie critique de la domination de Pierre Bourdieu dans laquelle il voit l’entreprise la plus audacieuse jamais menée pour tenter de faire tenir dans une même construction théorique à la fois des exigences très contraignantes encadrant la pratique sociologique et des positions radicalement critiques. Néanmoins, il émet certaines objections à l’égard de la sociologie critique, objections qui expliquent les distances qu’il a prises avec celle-ci et qui l’ont amené à explorer une autre voie, celle d’une sociologie pragmatique de la critique. En effet, Boltanski considère que dans la sociologie critique, une asymétrie est creusée entre des acteurs dont on sous-estime ou ignore les capacités critiques et un sociologue capable de leur dévoiler la vérité de leur condition sociale. Or, cette asymétrie a semblé ne pas être confirmée par le travail de terrain et comporter le risque d’être récupérée – comme l’avait souligné Jacques Rancière- en faveur d’un nouveau genre d’idéalisme platonicien – le sociologue omniscient se substituant au sage philosophe dans l’ambition de guider la société (Rancière, 1983). La sociologie pragmatique de la critique fut créée dans les années 1980 en réaction à cette asymétrie. Elle ne mettait pas en cause les aspects critiques dans le paradigme de la sociologie critique, mais plutôt sa dimension descriptive, c’est-à -dire, proprement sociologique. La stratégie mise en oeuvre fut de retourner aux choses mêmes, d’observer, de décrire et d’interpréter des situations dans lesquelles les personnes se livrent à la critique, à savoir, les disputes. Envisagé de ce point de vue, le monde social n’apparaît pas comme le lieu d’une domination subie passivement et inconsciemment, mais bien comme un espace traversé par une multitude de disputes, de critiques, de désaccords et de tentatives pour réinstaurer localement des accords toujours fragiles. Un travail théorique destiné à modéliser l’activité des acteurs et les compétences mises en oeuvre dans le cours des disputes a accompagné une série de recherches de terrain.
Depuis une sociologie pragmatique de la critique, la position métacritique consistera donc à tirer parti du point de vue des acteurs, ce qui lui fera prendre appui sur leur sens moral et plus particulièrement sur leur sens ordinaire de la justice, pour rendre manifeste le décalage entre le monde social tel qu’il est et ce qu’il devrait être afin de satisfaire aux attentes morales des personnes. Une telle approche permet au sociologue de jeter sur le monde un regard normatif, sans que ce dernier ne soit orienté par ses a priori personnels ni par l’adoption d’une morale substantielle. Elle rencontre cependant un obstacle dans le sens de la réalité des acteurs sociaux. En effet, évaluant le caractère juste ou injuste de leur condition en rapprochant leur vie de celle de gens qui leur sont proches ou de de celle de leurs parents, les personnes ordinaires mettent rarement en question le cadre général dans lequel s’inscrivent les situations qui suscitent de leur part indignations et protestations. Boltanski remarque néanmoins que cette autorestriction réaliste des protestations ne se situe pas toujours au même niveau. Elle varie selon le degré auquel la réalité sociale parvient à faire croire à sa robustesse et à faire intérioriser par les acteurs leur impuissance à changer les formats d’épreuve. Cette robustesse est fonction de la capacité des instruments de totalisation et de représentation de ce qui est à recouvrir complètement le champ événementiel actuel et à donner des descriptions de ce qui arrive et pourrait advenir sous la forme d’un réseau de causalités reliant des entités et des forces. Mais l’ampleur du questionnement par rapport à la réalité sociale dépend aussi de la possibilité d’accès plus ou moins grande des acteurs à des dispositifs pratiques et à des outils cognitifs leur permettant de rompre leur isolement en rapprochant les situations. L’autorestriction réaliste des protestations sera donc maximale dans les situations sociales atomisées où chacun ne peut compter que sur ses propres forces, mais elle diminuera dans les périodes où l’action collective semble possible et particulièrement dans les situations exceptionnelles (révolutionnaire ou insurrectionnelle). La montée en généralité apparaît dès lors comme une condition nécessaire de réussite des protestations publiques. Poser la question de la domination revient donc, pour Boltanski, à s’interroger sur les conditions qui favorisent la fragmentation de ceux qui se trouvent dominés. Et l’un des objectifs premiers du travail d’émancipation que se propose la critique doit être de faire passer les dominés d’un état de fragmentation à un état collectif. Si, comme le montre le cas des Lumières, il convient, dans une étape initiale de détacher les acteurs de leurs anciennes appartenances collectives, en les déterminant comme individus autonomes, il faudra ensuite s’interroger sur la manière de préserver – voire de renforcer – l’autonomie, en composant avec la formation de collectifs d’un genre nouveau.
Boltanski met en Ă©vidence l’incertitude relative Ă ce qui est et Ă ce qui vaut qui imprègne la vie sociale. Latente dans les situations oĂą, selon toute apparence, l’ordre règne, cette incertitude se manifeste vigoureusement dans les moments de dispute, quand les acteurs se dĂ©lient des engagements pratiques qui maintenaient un cours d’action plus ou moins commun, coordonnĂ© autour de repères. La question de la relation entre ce qui se tient et ce qui se trouve frappĂ© d’incertitude doit ĂŞtre abordĂ©e Ă partir des concepts de rĂ©alitĂ© et de monde. La rĂ©alitĂ© tend Ă se confondre Ă ce qui paraĂ®t se tenir en quelque sorte par sa seule force, c’est-Ă -dire, avec l’ordre. Elle se dĂ©tache sur un fond appelĂ© monde que Boltanski, reprenant la formule de Wittgenstein, dĂ©finit comme “tout ce qui arrive” . Pour nous permettre de mieux saisir cette distinction entre la rĂ©alitĂ© et le monde, il Ă©tablit une analogie avec la façon dont Franck Knight (Knight, 1985) aborde les notions de risque et d’incertitude. Du fait qu’il est probabilisable, le risque constitue un des instruments de construction de la rĂ©alitĂ© inventĂ©s au dix-huitième siècle, solidaire, comme l’a montrĂ© Michel Foucauld (Foucauld,2004), du mode de gouvernance libĂ©ral qui se met alors en place. Mais tout Ă©vĂ©nement n’est pas maĂ®trisable dans la logique du risque, si bien qu’il demeure une part inconnue d’incertitude que Knight appelle incertitude “radicale” . Si l’on peut faire le projet de connaĂ®tre et reprĂ©senter la rĂ©alitĂ©, le dessein de dĂ©crire le monde, dans ce qui serait sa totalitĂ©, n’est Ă la portĂ©e de personne. Boltanski fait remarquer que la question de ce qui est ne peut pas faire l’objet d’une rĂ©ponse individuelle. Particulièrement, quand la dispute devient explicite et s’étend, et qu’il importe de mettre un terme Ă des dĂ©saccords qui menacent de basculer dans la violence, l’expression d’un point de vue est insuffisante. Recourant Ă l’analyse dĂ©veloppĂ©e par Olivier Cayla dans le domaine juridique, Boltanski souligne la nĂ©cessitĂ© d’instaurer “l’artifice d’un tiers” auquel est accordĂ© “par convention” , la prĂ©rogative “d’avoir le dernier mot” , c’est-Ă -dire, le monopole de l’interprĂ©tation juste. Ce tiers se prĂ©sente habituellement sous les apparences d’un personnage mais l’on n’attend guère de lui qu’il exprime sa position personnelle. Il doit devenir “un ĂŞtre sans corps” (Cayla, 1993). Cet “ĂŞtre sans corps” est Ă©videmment l’institution. Il appartient donc aux institutions de dire et de confirmer ce qui importe, de fixer la rĂ©fĂ©rence. Cette opĂ©ration implique l’établissement de types qui doivent ĂŞtre fixĂ©s et mĂ©morisĂ©s d’une manière ou d’une autre (mĂ©moires des anciens, codes juridiques Ă©crits, rituels,…) et souvent stockĂ©s dans des dĂ©finitions. Les institutions ne doivent pas ĂŞtre confondues avec deux autres types d’activitĂ©s qui dĂ©signent les moyens dont les institutions doivent ĂŞtre dotĂ©es pour pouvoir agir concrètement : d’une part, les administrations, qui assurent des fonctions de police, d’autre part, les organisations, chargĂ©es de fonctions de coordination.
La dĂ©nonciation du pouvoir des institutions en y voyant, comme le fait Pierre Bourdieu, la manifestation d’une violence symbolique, prĂ©suppose la nĂ©cessitĂ© de la critique. Si les institutions sont nĂ©cessaires, elles sont aussi fragiles. Cette fragilitĂ© tient en premier lieu Ă leur fondement. Mais Boltanski s’attarde davantage Ă un autre facteur de cette fragilitĂ© qui est celui de leur incarnation dans des porte-parole. Il relève que si seul un ĂŞtre sans corp peut Ă©chapper Ă la contrainte du point de vue, cet ĂŞtre ne peut s’exprimer que par l’intermĂ©diaire de porte-parole qui sont eux-mĂŞmes des ĂŞtres de chair et d’os, comme le sont, par exemple, des magistrats ou des professeurs. Pour mettre l’accent sur le fait que ces porte-parole s’expriment au nom d’une institution, ils se voient souvent dotĂ©s de marques symboliques – uniformes, tournures rhĂ©toriques imposĂ©es… Il n’en reste pas moins qu’aucun signe symbolique ne peut garantir qu’ils ne se trompent pas et qu’ils incarnent bien l’institution et non eux-mĂŞmes. On fait donc confiance Ă l’institution tout en sachant qu’elles ne sont que des fictions, que seuls sont rĂ©els les hommes qui les incarnent. Boltanski pointe ainsi une tension qui est inscrite dans la vie sociale commune – croyance dans l’institution et critique de l’institution – qu’il nomme la contradiction hermĂ©neutique. Celle-ci pourrait ĂŞtre interprĂ©tĂ©e comme s’il s’agissait d’une consĂ©quence fatale de tout ordre politique, nĂ©cessairement tiraillĂ© entre le caractère nĂ©cessaire des institutions et la possibilitĂ© inĂ©vitable de la critique. Elle se manifeste sous des formes spĂ©cifiques et s’articule Ă des modes de gouvernement qui sont inĂ©galement agressifs si on les considère sous le rapport des effets de domination qu’ils permettent. Boltanski dĂ©signe ainsi par le terme de “rĂ©gime politique” les arrangements qui, constitutifs de diffĂ©rentes sociĂ©tĂ©s historiques, s’établissent autour de la contradiction hermĂ©neutique, Ă la fois pour l’incarner sous diffĂ©rentes formes et pour la dissimuler. Si l’on est tentĂ© de caractĂ©riser la modernitĂ© par l’accroissement progressif de la place laissĂ©e Ă la critique, le dĂ©veloppement de l’intensitĂ© et de la visibilitĂ© de celle-ci s’est accompagnĂ© d’une limitation considĂ©rable de son champ d’application. En effet, la tâche de statuer sur ce qui est et de le confirmer continuellement avait fait l’objet, selon les termes de Bruno Latour, d’un “grand partage” qui l’a distribuĂ©e entre les institutions scientifiques et politiques selon qu’étaient envisagĂ©s des faits relevant de la nature ou de la vie sociale des collectifs (Latour,1991). Or, le pouvoir accordĂ© Ă la science s’est continuellement Ă©tendu, intĂ©grant des faits attribuĂ©s Ă la science et arrachĂ©s Ă la politique. La science a mis son point d’honneur Ă faire de la critique son principal instrument de connaissance. Mais, de ce fait, la critique se voyait soustraite au plus grand nombre pour ĂŞtre dĂ©posĂ©e dans les seules mains des scientifiques. Dans un tel contexte, l’arrivĂ©e des sciences sociales et, au premier chef, l’économie, a eu pour consĂ©quence de modifier considĂ©rablement le compromis instaurĂ© entre la science et la politique en rĂ©duisant encore le champ de cette dernière. Pour Boltanski, on peut voir un vĂ©ritable changement de rĂ©gime et un nouveau mode de domination dans ce glissement d’une dĂ©finition de la politique fondĂ©e sur un compromis entre, d’un cĂ´tĂ©, des reprĂ©sentants du peuple investis du rĂ´le de porte-parole et, de l’autre, des experts se rĂ©clamant de l’autoritĂ© de la science vers une dĂ©finition de la politique presqu’entièrement subordonnĂ©e au pouvoir d’expertise.
Il faut distinguer diffĂ©rents types de domination. On peut identifier des effets de domination simple dans deux types de situation : d’abord, quand les personnes sont partiellement ou complètement privĂ©es des libertĂ©s Ă©lĂ©mentaires et quand de profondes asymĂ©tries sont maintenues ou créées en mettant en oeuvre une violence directe, bien que non exclusivement physique ; ensuite, dans des cas de figure moins extrĂŞmes oĂą le maintien d’une orthodoxie est obtenue par les moyens d’une violence visant Ă Ă©touffer la critique. Dans un mode de domination simple, les instances de confirmation sont obsessionnellement orientĂ©es vers le maintien d’une rĂ©alitĂ© toute faite, refusant tout changement. Cela va Ă©videmment de pair avec l’écrasement de la critique. Mais il existe Ă©galement des effets de domination complexe mieux ajustĂ©s aux sociĂ©tĂ©s capitalistes contemporaines qui se dĂ©finissent par le fait de rejeter l’idĂ©e mĂŞme de domination et Ă©vitent autant que faire se peut de recourir Ă la rĂ©pression –du moins de façon visible. Cette forme de domination reconnaĂ®t la validitĂ© de la critique mais, en incorporant celle-ci, lui offre moins de prise qu’un rĂ©gime rĂ©pressif. Le changement n’est pas entravĂ© pour maintenir coĂ»te que coĂ»te une orthodoxie mais, au contraire, valorisĂ© et orientĂ©. Boltanski revient Ă un article qu’il a Ă©crit il y a une trentaine d’annĂ©es avec Pierre Bourdieu (Bourdieu et Boltanski, 1976) prĂ©sentant une analyse de la littĂ©rature produite par les Ă©lites politiques et Ă©conomiques alors au pouvoir. Le coeur de l’argumentation dĂ©veloppĂ© dans ces Ă©crits Ă©tait qu’il fallait vouloir le changement parce qu’il Ă©tait inĂ©vitable. Boltanski relève que ce rapprochement de la volontĂ© et de la nĂ©cessitĂ© – que l’on a souvent associĂ© aux rĂ©gimes totalitaires se rĂ©clamant d’une philosophie dĂ©terministe de l’histoire – constitue un lieu commun des modes de gouvernance du capitalisme avancĂ©. Le mĂŞme type de rhĂ©torique s’est retrouvĂ© dans une analyse que Boltanski a rĂ©alisĂ©e vingt ans plus tard avec Eve Chiapello (Boltanski et Chiapello, 1999). Dans un rĂ©gime de domination complexe (ou gestionnaire), la volontĂ© dont les porte-parole des institutions se font l’expression se prĂ©sente comme n’étant rien d’autre que la volontĂ© du monde lui-mĂŞme dans la reprĂ©sentation nĂ©cessairement modifiĂ©e qu’offrent les experts. La critique se trouve absorbĂ©e dans les dispositifs de domination oĂą elle est rĂ©interprĂ©tĂ©e dans les formes qui lui ont Ă©tĂ© donnĂ©es dans les instances scientifiques et techniques qui servent de rĂ©pondant aux institutions. Elle entre alors dans des querelles entre expertise et contre-expertise oĂą cette dernière est nĂ©cessairement dominĂ©e. Cette façon de maĂ®triser la critique en l’incorporant est renforcĂ©e par le fait que la domination par le changement se rĂ©clame elle-mĂŞme de la critique dont elle prive ceux qui voudraient s’opposer Ă elle, mais d’une critique interne, Ă l’image des disputes scientifiques. Or, souligne Boltanski, ce qui caractĂ©rise ces “disputes d’experts” , c’est prĂ©cisĂ©ment qu’on s’y accorde sur l’essentiel et ne s’y oppose que sur des points Ă la marge. Dès lors, un mode de domination de ce genre se prĂŞte mieux que tout autre au travail de dissimulation de la contradiction hermĂ©neutique.
Cependant, une tension demeure dans les “dĂ©mocraties-capitalistes” oĂą règne ce type de domination. Elle tient au fait que ces sociĂ©tĂ©s ne peuvent complètement liquider les formes hĂ©ritĂ©es du passĂ© – qu’elles soient d’inspiration libĂ©rale ou, comme c’est le cas en France, marquĂ©es par l’interprĂ©tation jacobine du rousseauisme – qui soutiennent l’Etat-nation. En effet, le mode de domination dĂ©crit ci-dessus s’est forgĂ© dans le laboratoire du management – ce qui, observe Boltanski, rend compte du lien Ă©troit qu’il entretient avec le dĂ©veloppement du capitalisme. Mis d’abord en oeuvre dans le gouvernement de l’entreprise, il a ensuite Ă©tĂ© implantĂ© dans l’Etat. Celui-ci a dès lors Ă©tĂ© considĂ©rĂ© au mĂŞme titre que l’entreprise, comme une organisation visant Ă gĂ©rer un ensemble de ressources de façon Ă en extraire un profit, sous contrainte de concurrence avec d’autres organisations du mĂŞme genre. Mais un tel renversement de tendance pose la question de l’articulation entre ces deux instruments possibles de domination que sont l’Etat et l’entreprise, qui doivent faire face Ă des contraintes diffĂ©rentes. Ainsi, l’entreprise rĂ©clame Ă juste titre, dans la logique capitaliste qui est la sienne, la libertĂ© de contrĂ´ler les principaux paramètres dont dĂ©pend la dĂ©termination du profit, notamment ses flux d’entrĂ©e et de sortie, en marchandises mais aussi en travailleurs. Elle constitue une forme d’organisation qui doit pouvoir s’affranchir des contraintes territoriales et de durĂ©e. A l’inverse, l’Etat ne peut se soustraire Ă de telles contraintes. Il lui revient d’assurer la sĂ©curitĂ© d’une population distribuĂ©e sur un territoire, ce qui l’a amenĂ©, sous la pression des luttes sociales, Ă multiplier les formes de prise en charge de cette population de citoyens, mais aussi Ă accroĂ®tre le niveau de contrĂ´le et de contrainte Ă©tatiques Ă son Ă©gard.
Les réseaux délocalisés et les dispositifs complexes sur lesquels prend appui un mode de domination gestionnaire peuvent donner l’image d’un pouvoir qui serait devenu systémique au sens où il n’appartiendrait plus à personne, dont le contrôle échapperait partiellement à chacun des acteurs pris isolément. Boltanski s’interroge donc sur l’existence d’une classe dominante dans un tel contexte. Constatant que le critère de la propriété des moyens de production tout autant que celui des affinités et de la culture classique commune, avancé par Pierre Bourdieu, ne sont plus utilisables, il observe cependant que les nouvelles élites opérant aux quatre coins de l’univers partagent une culture internationale qui s’enracine dans l’économie et surtout dans les disciplines du management. Pour ces responsables, si les règles sont nécessaires et doivent officiellement s’appliquer à tous, il leur appartient de pouvoir les détourner, les contourner et les changer au nom de l’efficacité. Une telle latitude ne peut cependant pas être rendue publique ni donnée en partage à ceux qui ne sont pas responsables, parce que tout le monde se sentirait alors autorisé à tourner les règles et cela conduirait à l’anarchie. Dès lors, note Boltanski, appartenir à la classe dirigeante, c’est d’abord être convaincu que l’on peut transgresser la lettre de la règle, sans en trahir l’esprit.
Boltanski indique que la diffĂ©rence entre rĂ©alitĂ© et monde est sous-jacente Ă “l’entreprise grandiose menĂ©e par CornĂ©lius Castoriadis” . MĂŞme si elles sont posĂ©es de façon diffĂ©rente, il n’est pas inutile de mettre en rapport les deux approches. Retournant Ă ce qui est pour lui le point de dĂ©part de notre questionnement politique, Ă savoir la Grèce antique, Castoriadis met en relief l’opposition qui y fut Ă©tablie entre chaos et cosmos. Il rappelle la vision grecque du dĂ©sordre initial le plus total avant que l’ordre – le cosmos – ne fut créé. Mais, prĂ©cise Castoriadis, “aux “racines de l’univers” , au-delĂ du paysage familier, le chaos règne toujours souverain” . Pour lui, cette dualitĂ© conditionne la crĂ©ation de la philosophie et de la politique. En effet, si l’univers Ă©tait totalement ordonnĂ©, il n’y aurait pas la moindre philosophie, mais seulement un système de savoir unique et dĂ©finitif. Et si le monde Ă©tait pur chaos, il n’y aurait aucune possibilitĂ© de penser. D’autre part, un univers humain parfaitement ordonnĂ©, soit de l’extĂ©rieur, soit par son activitĂ© spontanĂ©e (par exemple, “la main invisible” ) ne laisserait aucune place Ă la pensĂ©e politique ni aucun champ ouvert Ă l’action politique. Et si les ĂŞtres humains ne pouvaient crĂ©er quelque ordre pour eux-mĂŞmes en posant des lois, il n’y aurait aucune possibilitĂ© d’action politique, instituante. Castoriadis met en cause ce qu’il appelle l’ontologie unitaire, Ă savoir, le postulat opĂ©ratoire qui a “empoisonnĂ©” la philosophie politique depuis Platon jusqu’au libĂ©ralisme moderne et au marxisme, selon lequel il y aurait un ordre total et “rationnel” du monde et, de ce fait, un ordre des affaires humaines liĂ© Ă cet ordre du monde. Or, remarque-t-il, si une connaissance sĂ»re et totale du domaine humain (epistèmè) Ă©tait possible, la politique prendrait immĂ©diatement fin et la dĂ©mocratie serait tout Ă la fois impossible et absurde, car elle suppose que tous les citoyens ont la possibilitĂ© d’atteindre une doxa correcte mais aussi que personne ne possède une epistèmè des choses politiques (Castoriadis, 1986).
Un tel Ă©clairage recoupe les considĂ©rations de Boltanski sur la domination complexe qui rĂ©duit le champ d’action de la politique en subordonnant celle-ci au pouvoir d’expertise. Cette Ă©volution est inquiĂ©tante et va au-delĂ d’un changement de rĂ©gime ou de mode de domination. Comme l’avait pressenti Castoriadis, c’est un vĂ©ritable retour Ă l’hĂ©tĂ©ronomie qui s’est enclenchĂ© et la capacitĂ© Ă remettre en cause l’ordre instituĂ© qui se trouve menacĂ©e. Une nouvelle clĂ´ture, parĂ©e des atours de la science, est aujourd’hui Ă©rigĂ©e pour enfermer la critique. Castoriadis ne se rĂ©signait cependant pas au dĂ©sespoir. Il dĂ©celait en effet “des signes de rĂ©sistance, des gens qui luttent ici et lĂ , (…) des livres importants qui paraissent” . Il repĂ©rait “dans le courrier adressĂ©s au Monde, par exemple, (…) des lettres exprimant des points de vue tout Ă fait sains et critiques” . Sans se prononcer sur le fait de savoir si tout cela suffirait pour inverser la situation, il invitait “ceux qui ont conscience de la gravitĂ© de ces questions” Ă “faire tout ce qui est en leur pouvoir – qu’il s’agisse de la parole, de l’écrit ou simplement de leur attitude Ă l’endroit qu’ils occupent – pour que les gens se rĂ©veillent de leur lĂ©thargie contemporaine et commencent Ă agir dans le sens de la libertĂ©” (Castoriadis, 1996). Visiblement Boltanski agit en ce sens et on ne peut que l’approuver quand il assigne Ă la sociologie la tâche de renforcer le pouvoir de la critique.
Bibliographie
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