« Les administrations publiques sont suspectées par principe ». C’est à partir de ce constat de méfiance traditionnelle que David Giauque [1] et Yves Emery [2] analysent les mouvements réformateurs en Suisse, dans leur ouvrage « Repenser la gestion publique ». Les auteurs prennent l’histoire en marche, c’est-à -dire au début des années 1990, au moment où la Confédération helvétique connait une crise de ses finances publiques. Bien que la situation économique n’ait pas été aussi alarmante que dans des pays comme l’Allemagne, la France ou l’Italie, elle a été un des éléments déclencheurs d’une succession de mutations dans l’administration suisse. Surtout, le modèle classique wébérien, fondé sur des réformes au but économique et de gain de productivité, était arrivé à ses limites. Il fallait repenser l’action publique dans son ensemble, y ajouter la flexibilité et la réactivité pratiquées par les entreprises privées. L’époque est alors marquée par l’avènement de la Nouvelle Gestion Publique (NGP), plus souvent citée sous son appellation anglaise de New Public Management (NPM). Promue par des institutions internationales comme le FMI, l’OCDE et la Banque mondiale, ce concept néolibéral de gestion publique va faire des émules en Suisse. Dans leur ouvrage, David Giauque et Yves Emery approfondissent l’étude de son développement car, disent-ils, même si le modèle tombe en désuétude, il est décisif pour le pilotage des organisations publiques au 21ème siècle.
Et les auteurs de stipuler que la NGP, comme concept uniformément reconnu, n’existe pas. Il s’agit d’un catalogue d’approches et méthodes utilisées pour réformer l’administration. D’où l’absence, dans l’ouvrage, d’un bilan unique des expériences menées en Suisse, et l’impression de patchwork que le livre laisse parfois au lecteur. La NGP considère l’administré comme un client, faisant valoir ainsi les valeurs et les normes de la pensée managériale. Sur ce point, David Giauque et Yves Emery se demandent si l’on attache assez d’attention à l’état de nos connaissances sur ces pratiques et à leur adéquation au secteur public. C’est en cela que les auteurs critiquent les mutations faites jusqu’à présent, ou plus exactement, relèvent cette faille pour que les futures réformes tiennent davantage compte d’une dimension philosophique de la fonction publique. Sans pour autant rejeter la NGP, l’ouvrage souligne l’importance de « séparer le bon grain de l’ivraie ». Et de mettre en garde contre une « banalisation » de l’emploi public [3] qui en supprimerait les spécificités et la noblesse de l’exercice.
La décentralisation du système politico-administratif suisse offre une diversité d’innovations et un vaste champ d’étude de ses succès et de ses échecs. Sans se vouloir exhaustif, les auteurs ont repris en détail les cas de la Confédération, du Valais et du canton de Zurich. Retenons l’exemple du Valais où le projet de modernisation a réussi le pari d’intégrer le Parlement dans les procédures de contractualisation. Après une phase expérimentale entre 1996 et 2004, la période 2005-2008 correspond à une généralisation progressive de la gestion par mandats de prestations. Comme l’explique les auteurs, « la particularité de cet exemple réside dans le soutien indéfectible que les autorités politiques ont accordé au projet, tout à la fois le parlement et le gouvernement, ce qui a permis aux travaux d’avancer avec assurance. D’autre part, cette réforme peut être considérée comme « maison » dans la mesure où se sont les acteurs valaisans qui ont contribué à son développement. Il n’a été question à aucun moment de confier la réalisation des travaux à des experts ou consultants externes. Le Centre de management public, constitué d’experts de l’administration appartenant au canton, a été créé et soutenu par le Valais et il s’est pleinement engagé dans l’accompagnement de la réforme, lui fournissant les outils de la mise en œuvre et la nouvelle philosophie de gestion ». Malgré la complexité du système, l’homogénéité politique a permis l’efficacité de la réforme, ce qui n’est pas le cas d’autres cantons qui sont encore à la recherche d’un consensus en faveur des réformes.
La particularité helvétique est d’avoir focalisé d’emblée l’attention sur la globalité du système politico-administratif. Non sans mal, vu la faiblesse des services du parlement par rapport aux états-majors internes de l’administration, peut-on encore lire dans l’ouvrage. Le sentiment dominant chez les parlementaires est celui d’une perte de pouvoir. Quelques cantons sont allés même jusqu’à interrompre les expériences en cours (Bâle-Ville, Genève, St-Gall). Leur capacité de pilotage de l’administration ne s’est pas améliorée alors que leur volonté de poursuivre les pratiques de NGP est réelle. Un des défis pour l’avenir impliquerait une réforme des parlements et des outils juridiques mis à leur disposition, notent D. Giauque et Y. Emery. De leur côté, les gouvernements ont une attitude effacée. Une explication tient au système de collégialité suisse. Le collège exécutif n’intervient pas directement dans la gestion des affaires des départements. Cependant, ce constat a déclenché une évolution ces dernières années, les gouvernements s’engageant plus nettement avec le temps.
Pour conclure, les auteurs s’inspirent de la proposition de S.P. Osborne [4] qui plébiscite une « nouvelle gouvernance publique ». Celle-ci doit accorder autant d’importance aux mécanismes interinstitutionnels qu’aux processus intervenant à l’intérieur d’une organisation. La nouvelle gouvernance appelle à une meilleure compréhension du fonctionnement global de l’action publique et implique une volonté citoyenne de réaliser des prestations publiques. La réflexion doit se poursuivre jusqu’aux effets générés et à la « cohérence du système des affaires publiques ». Reprenant la typologie de Boltanski et Thévenot [5], les auteurs énoncent que l’approche traditionnelle de l’administration publique se référait au monde civique, celle de la NGP au monde marchand, alors que la nouvelle gouvernance publique se rapproche du monde des connexions et des réseaux. David Giauque et Yves Emery rejoignent l’idée « d’un Etat catalyseur de réseaux, tantôt dans une position de leadership formel et juridique, tantôt dans une position d’acteur subsidiaire face à l’économie et à la société civile ; un Etat plus « partenarial », agissant sur des modes diversifiés ». Ce qui renvoie à la question : comment se répartissent le pouvoir et la responsabilité dans des réseaux d’acteurs où l’autorité publique n’est plus qu’un partenaire parmi d’autres ? [6]
« Repenser la gestion publique » est un bilan, un tour d’horizon de ce que la NGP a pu apporter à l’administration suisse, en termes d’innovation. Sa lecture est utile pour celui qui désire appréhender les techniques de ce qu’il faut désormais appeler l’ancienne « nouvelle gestion publique ».
Florence Daury