Alain Caillé, Coll. Cahier libres, La Découverte, 2012, 140 p.
Alors que de plus en plus de voix s’élèvent contre la domination idéologique du néo-libéralisme et la généralisation des méthodes du new management dans les différentes sphères de la société, y compris, comme l’écrit Myriam Revault d’Allonnes, dans celles qui touchent à des biens communs irréductibles au calcul économique telles que la justice, l’hôpital, la psychiatrie, la culture ou l’université (Revault d’Allonnes, 2010), Alain Caillé, professeur émerite de sociologie à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, nous entraîne dans une réflexion sur l’idée de richesse. Rappelons qu’Alain Caillé est le fondateur et le directeur de La Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) . Ce mouvement s’emploie à dégager depuis une trentaine d’années le “paradigme du don” , dans le sillage notamment de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, partant de l’hypothèse qu’on ne parviendra à bien comprendre le sens des questions et des réponses posées et apportées par la philosophie morale ou politique et par les sciences sociales qu’en montrant comment les sociétés, les organistions et les individus sont modelés par la triple obligation de donner, recevoir et rendre.
Constatant l’inquiétude des pays les plus riches, couverts de dettes parce que de plus en plus financiarisés et désindustrialisés – à l’exception notable de l’Allemagne- de basculer dans la pauvreté, l’auteur relève que les débats politiques se circonscrivent sur la manière de retrouver un minimum de croissance. Cela n’est guère étonnant, explique-t-il, puisque le contrat social tacite qui cimente l’adhésion aux valeurs démocratiques repose sur la perspective d’un enrichissement constant partagé par tous. Dès lors, ce sont tous ces liens sociaux patiemment tissés au fil des générations qui menacent aujourd’hui de se détricoter brusquemement et violemment. La crainte d’un tel péril, souligne Caillé, fait passer au second plan un danger bien plus grave encore : celui de la rupture définitive de tous les équilibres écologiques qui assuraient la survie de la planète. Alors que pour des raisons écologiques, il nous faudrait apprendre à vivre de la manière la plus heureuse possible avec une croissance continûment faible, la crainte de catastrophes politiques qui guettent nos sociétés de croissance désormais sans croissance nous pousse à tout faire pour la relancer. Il convient dès lors de se demander comment sortir de cette injonction paradoxale.
A cette fin, Alain Caillé nous invite à nous pencher sur ce qu’est la richesse. Il rappelle l’identification opérée dans les années 70 par le prix nobel d’économie, Jan Tinbergen, entre le produit national brut (PNB) et le bonheur national brut (BNP) et les critiques qui se sont élevées par rapport à une telle approche. Le souci d’adopter une autre convention de richesse qui prenne en compte tout ce qui contribue à l’accroissement de l’utilité sociale et qui retranche ce qui diminue celle-ci a amené à élaborer de nouveaux indicateurs de richesse. Il s’agit pour les initiateurs de ceux-ci d’appréhender une richesse qui ne serait pas seulement économique, monétaire ou marchande mais également sociale et environnementale. L’ancêtre des indicateurs de richesse alternatifs est l’indicateur de développement humain (IDH), dû aux économistes pakistanais Mahhub ul Haq et indien – futur prix nobel d’économie - Amartya Sen, qui apparut pour la première fois en mai 1990 dans le premier Rapport mondial sur le développement humain publié par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Sur base de cet indicateur, les pays étaient classés à la fois en fonction de l’état de santé, du niveau d’instruction et du pouvoir d’achat de leurs habitants. L’IDH a suscité nombre d’émules : ceux qui prennent en considération la dimension environnementale (par exemple, l’empreinte écologique, le PNB vert ou les indicateurs de développement durable élaborés par l’Union européenne), ceux qui se focalisent plutôt sur la dimension sociale, sur les inégalités, notamment hommes/femmes, sur la justice, l’éducation, la santé, la sécurité sociale…, ceux qui tentent d’évaluer le bonheur, la qualité de vie (par exemple, l’indice du bonheur national brut du Bouthan, l’indice candien du mieux-être) et les indicateurs synthétiques qui proposent des pondérations variables entre ces trois dimensions (par exemple, l’IDH ajusté ou la mesure de l’épargne nette ajustée proposée par Joseph Stiglitz et Amartya Sen au président de la République française). Ce type de voie, estime Alain Caillé, permet de desserrer le carcan de l’imaginaire marchand et financier et de cantonner les préoccupations économiques dans leur domaine d’élection, à savoir, le seul ordre économique dont elles n’auraient pas dû sortir. Mais il y a également un danger à vouloir tout mesurer : assurer le triomphe d’un impératif de quantification générale, d’une quantophrénie qui ne limiterait le poids des évaluations marchandes que pour mieux universaliser des normes quasi marchandes. Avec le risque, poursuit l’auteur, que disparaisse alors tout ce qui subsiste encore de l’ordre de la gratuité et de l’inestimable.
Or, comme le révèle la sociologie du travail et des organisations, celui-ci est primordial pour le bon fonctionnement des organisations. Alain Caillé note que, depuis l’enquête d’Elton Mayo en 1929-1932 aux ateliers Hawthorne de la Western Electric près de Chicago et la fondation de l’Ecole des relations industrielles, sociologues, psychosociologues, économistes du travail et gourous en management “passent leur temps à redécouvrir toujours la même chose” : la clé de l’efficacité et de la réussite réside moins dans la qualité de la structure formelle de l’entreprise, de son organigramme officiel que dans la structure informelle, non visible de l’entreprise, dans l’ensemble des relations de personne à personne. Les analyses de Norbert Alter permettront de faire apparaître ce qu’il y a dans cette boîte noire. Elles établissent en effet qu’au coeur de la structure informelle de l’organisation et des relations de personne à personne, comme à la racine de la mobilisation au profit des objectifs de l’organisation, on trouve l’esprit du don. Plus précisément, comme Alter le rappelle, la triple obligation de donner, recevoir et rendre mise en lumière par Marcel Mauss se structure selon deux dimensions, l’une horizontale, l’autre verticale. Horizontalement, on trouve l’ensemble des relations de don et contre-don entre collègues, l’échange des savoir-faire, des petites informations pratiques, des soutiens psychologiques… Verticalement, on relève la capacité à se mobiliser pour l’organisation que ce soit par plaisir, devoir ou intérêt. On parlera ici, plutôt que de don, d’adonnement.
Alain Caillé considère, qu’une fois ces considérations posées, on se trouve mieux armé pour jeter un regard critique sur le néomanagement qui règne désormais en maître dans les entreprises, les administrations, les mutuelles ou les grandes associations. Or, à ses yeux, le néomanagement présente trois défauts majeurs. Il pointe, en premier lieu, la mise en concurrence de tous avec tous. Une telle gestion par le stress engendre un climat de tension qui conduit à la détestation du travail et se révèle potentiellement suicidogène [1]. L’auteur met ensuite en cause la quantophrénie généralisée – c’est-à -dire la tentation de réduire la totalité de l’activité en données quantifiables - qui engendre un sentiment – et souvent une réalité - d’absurdité parfaite, les indicateurs retenus étant en effet le plus souvent extraordinairement arbitraires [2]. Enfin, Alain Caillé relève que la subordination du travail à son évaluation quantifiée tend à donner systématiquement le privilège aux motivations extrinsèques – indifférentes à la nature particulière de l’action - sur les motivations intrinsèques - inhérentes à l’action même. Alain Caillé fait remarquer que les administrations, les mutuelles ou les grandes associations qui devraient, en conformité avec leurs idéaux, appliquer d’autres règles de fonctionnement, se montrent au contraire les plus zélées dans la mise en oeuvre de la nouvelle doxa gestionnaire, avec dix ou vingt ans de retard sur le secteur concurrentiel. Cela, alors que certaines grandes entreprises découvrent ou redécouvrent qu’aucune action collective organisée ne peut fonctionner sans faire sa place à l’esprit du don.
Soulignant le danger d’une généralisation de la mesure évaluative, Alain Caillé offre la parole à la défense de celle-ci, laquelle est assurée de façon très subtile par le sociologue François Vatin [3]. Un tel échange nourrit la réflexion sur le rapport entre réalité et monde (cf. Boltanski, 2009) ou chaos et cosmos (cf. Castoriadis, 1986) [4]. Car, François Vatin l’admet, la mesure est réductrice et cela est sa fonction même. Mais il n’entend pas pour autant y renoncer. Pour s’orienter dans le monde, estime-t-il, des points d’appui sont nécessaires. Confrontée au réel, la mesure montrera elle-même ses limites, appellera à son renversement paradigmatique, quand d’autres mesures plus fines seront disponibles. Pour François Vatin, la mesure, loin de nous occulter le caractère fondamentalement incertain du monde, nous le rappelle et nous fait prendre pleinement conscience des limites de notre maîtrise. Elle n’est pas le reflet fidèle d’un monde fixe, elle est un guide fragile dans un univers indéterminé. Rappelant l’opposition entre la conception platonicienne utilitariste de la cité et de la justice, fondée sur un idéal de mensuration et l’approche aristotélicienne anti-utilitariste qui se refuse à la quantification de nos actes et du rapport social, Alain Caillé ne cache pas sa préférence pour la seconde, sans en méconnaître les tares possibles. Car, le modèle utilitariste lui paraît porteur de risques bien plus considérables, le premier de ceux-ci étant de déboucher sur une instrumentalisation généralisée de l’existence humaine en rapportant l’infinie diversité des motivations à la seule question « à quoi ça sert ? ». Pour Caillé, ce n’est pas l’introduction de la mesure en elle-même qui est problématique, mais deux choses assez étroitement liées : le fantasme de la bonne mesure unique et la liquidation de l’autonomie relative des corps professionnels qu’il favorise.
Observant les multiples expériences et courants de pensée ainsi que les divers mouvements récents d’émancipation (printemps arabe, indignés…) à travers lesquels un monde post-néolibéral cherche à s’inventer, Alain Caillé pense que ceux-ci ne seront à la hauteur des défis colossaux que nous devons affronter que s’ils prennent conscience de leur unité potentielle. Il envisage une telle convergence sous la bannière du convivialisme, faisant écho aux analyses d’Ivan Illich (Caillé, Humbert, Latouche, Viveret, 2011). Ce convivialisme doit assumer sa dimension d’idéologie politique de notre temps, qui synthétise et dépasse les quatre grandes idéologies de la modernité que sont le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme et le communisme. Ces quatre idéologies présupposent en effet, explique Caillé, que seule une croissance économique infinie est susceptible de désamorcer le conflit entre les hommes et les peuples et d’apporter le progrès. Une politique convivialiste devrait s’orienter progressivement, à un rythme variable selon les régions du globe, vers un état économique stationnaire dynamique, c’est-à -dire quantitativement et mathématiquement stable mais qualitativement évolutif parce que systématiquement orienté vers le progrès social, éthique et culturel. Un tel projet suppose trois conditions principales. D’abord, il faut mener une lutte délibérée contre la démesure, source de toutes les corruptions, qui passe par la mise hors la loi de l’extrême richesse comme de l’extrême pauvreté par l’instauration conjointe d’un revenu maximum et d’un revenu minimum et par la mise hors jeu de la finance spéculative. L’actuelle crise financière a mis de telles préoccupations à l’agenda des décideurs politiques. Par exemple, en Belgique, le ministre fédéral des entreprises publiques, Paul Magnette, a annoncé d’emblée son intention de limiter les salaires des « top managers » des entreprises publiques [5]. Ensuite, il s’agit de redéfinir les Etats-nations dans une perspective transnationale et transculturelle qui prenne comme principe régulateur l’objectif de favoriser le maximum de pluralisme culturel qui soit compatible avec leur maintien. C’est la question de la communauté politique qui est ici traitée. On notera qu’à l’inverse d’autres intellectuels (par exemple, Toni Negri), Alain Caillé pense que l’Etat-nation « reste et restera longtemps la forme principale de la communauté politique, l’incarnation par excellence de la liberté collective et de la solidarité » (Caillé, Humbert, Latouche, Viveret, 2011). Enfin, la société civile associationniste, qu’elle soit locale, régionale, nationale ou transnationale, devra conquérir sa peine autonomie et sa souveraineté politique. Car, précise Caillé, si le libéralisme et le socialisme ont été les champions respectivement du marché et de l’Etat, le convivialisme parle au nom de la société elle-même, telle que représentée, mise en forme et en actes par l’efflorescence des associations. Ce point du programme convivialiste est porteur de controverse sur le plan de la démocratie. Ainsi, le politologue Guy Hermet ne cache pas son scepticisme quant au concept de « société civile » qu’il identifie comme « d’un côté la prééminence d’une citoyenneté activiste mais désordonnée de « démocrates immatures » [6], de l’autre la domination d’une classe plus managériale qu’associative agissant en productrice intéressée de la bonne pensée » (Hermet, 2007).
L’approche anti-utilitariste d’Alain Caillé nous apporte un éclairage précieux dans la critique des modes de gestion imposés actuellement aux services publics ainsi qu’aux grandes associations et entreprises de l’économie sociale. Mais, au-delà , c’est, selon les termes de l’auteur, la voie d’un messianisme proprement politique qui nous est proposée. Le convivialisme, que l’on pourra découvrir de façon plus approfondie dans l’ouvrage collectif « de la convivialité - dialogues sur la société conviviale à venir » (Caillé, Humbert, Latouche, Viveret, 2011), se présente en effet comme l’idéologie la plus apte à concilier la préservation de la démocratie avec la capacité de mettre en œuvre des solutions aux problèmes graves qui menacent aujourd’hui l’humanité. Mais elle n’a, pour Alain Caillé, de chance de s’imposer, que si des « millions, des dizaines ou des centaines de millions d’hommes et de femmes se convainquent qu’elle est notre seule issue désirable possible et s’ils déploient pour l’imposer une ferveur démocratique quasi religieuse ». La détermination n’exclut cependant pas la lucidité devant la difficulté éprouvée par les multiples luttes, expériences, théorisations qui se font jour partout à travers la planète pour converger de façon à pouvoir peser de manière effective sur le cours du monde. En témoigne ce sentiment que le déclencheur du messianisme politique évoqué sera très probablement la conjonction d’un désastre, économique, social ou écologique et d’un sentiment d’indignation irrépressible.
Bibliographie
Alter, N., Donner et prendre. La coopération en entreprise, Paris, La Découverte/MAUSS, 2009.
Boltanski, L., De la critique. Précis de sociologie de lémancipation, Paris, Gallimard, 2009.
Caillé, A., Humbert, M., Latouche, S., Viveret, P., de la convivialité dialogues sur la société conviviale à venir, Paris, La Découverte, 2011.
Caillé, A., L’idée même de richesse, Paris, La Découverte, 2012.
Castoriadis, C., Les carrefours du Labyrinthe, II. Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986.
Hermet, G., L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Paris, Armand Colin, 2007.
Revault d’Allonnes, M., Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Seuil, 2010.
Stoker, G., « Immature democrats », Prospects, janvier 2006.
Jean-Paul Nassaux