Alain Supiot, La Gouvernance par les Nombres, cours au Collègue de France (2012-2014), Fayard, poids et mesures du monde, 2015.
Compte rendu par Alexandre Piraux
Cet ouvrage est la publication des cours donnés par Alain Supiot au Collège de France de 2012 à 2014. Il traite de gouvernance et de démocratie.
Mais ce livre analyse aussi surtout les rapports entre le droit et le management. [1]
On se souviendra à ce sujet que le ministre de la Fonction publique Luc Van den Bossche avait déclaré en 2001 que « Le management prime le droit ». A l’époque une telle proclamation avait été prise pour une pure provocation gratuite, sans lendemain.
Il semble bien que cette boutade soit devenue en grande partie réalité, du moins si l’on en croit la thèse du Professeur de droit à l’université de Paris Panthéon-Assas, Alain Supiot : « … la loi ne gouverne plus car elle est à son tour asservie au fonctionnement d’une machine à calculer ». La loi devient elle-même un produit législatif assujetti au calcul d’utilité, et qui est mis en concurrence sur le marché mondial des normes.
L’ouvrage révèle de surprenants rapprochements entre le communisme réel et l’ultralibéralisme à savoir :
- - la volonté d’asseoir l’ordre économique de la société sur des bases scientifiques et non plus sur des liens politiques ;
- - le droit ne serait qu’un simple instrument de mise en œuvre d’objectifs, en tant qu’ustensile, il est jugé à son efficacité ;
- - la croyance que la structure étatique est appelée à disparaître à terme.
Pour l’essayiste, la représentation statistique de la société issue de la gouvernance par les nombres « congédie le réel au profit de sa représentation mathématique ». C’est là un élément nodal de la démonstration à savoir que la représentation chiffrée du monde est déconnectée de l’expérience et donc du réel et que, dans ces conditions, on prend la carte pour le territoire.
Alain Supiot insiste beaucoup sur le fonctionnement de la gouvernance selon un modèle de rétroaction en temps réel aux signaux reçus. Dans ce modèle, il n’est plus question pour l’administration de conseiller l’action publique du prince et d’anticiper mais de devoir réagir, sur instructions ministérielles, aux sondages, catastrophes, grèves, et autres évènements médiatiques.
Par ailleurs, la tenure-service redevient la forme normale d’exercice des Services économiques d’intérêt général. Alain Supiot ne prétend nullement que nous retournions au Moyen Âge mais affirme que les concepts juridiques de la féodalité procurent des grilles de lecture des bouleversements institutionnels dans le secteur public mais aussi dans le secteur privé.
En effet, l’auteur décèle dans le droit contemporain « de nouvelles techniques d’inféodation des personnes et de concession des choses ». Ces techniques apparaissent aujourd’hui sous la forme des réseaux. Cette approche est redevable à la cybernétique qui permet un fonctionnement du monde comme « un réseau de particules communicantes ». Or le réseau est la forme typique du monde féodal. Et dans ce cadre, la loi fait place au lien et donc au contrat.
Mais ces « contrats » sont très encadrés et ne sont pas de vrais contrats fondés sur l’autonomie de la volonté des parties mais plutôt des actes d’allégeance qui obligent l’un à se conformer aux attentes de l’autre. Ainsi l’Etat confie le soin aux personnes privées ou publiques de définir elles-mêmes les modalités de réalisation des objectifs qu’il leur fixe tout en se réservant la possibilité de rétroagir aux manquements constatés grâce au monitoring électronique évaluant quantitativement la performance.
Divers facteurs explicatifs à l’essor des privatisations sont abordés et il est intéressant d’en relever certains qui sont souvent peu mentionnés.
Ainsi, un service public qui est privatisé se métamorphose et d’une charge publique devient, comme par enchantement, un facteur économique de croissance dans les comptes de la nation (p. 377), du fait que le prix du service devenu commercial est augmenté.
Pour tendre vers l’ « indicateur objectif » des 3% du déficit accepté du PIB, les Etats transfèrent au secteur privé les déficits des services antérieurement prestés par le secteur public. Ainsi en va-t-il de la baisse régulière de la prise en charge du « petit risque » par l’assurance maladie qui a pour effet d’augmenter le marché des assurances privées (p. 251). Dès lors, la couverture santé assurée ne couvre pas ceux qui sont trop pauvres pour la financer. L’avantage est que les comptes publics sont améliorés tout comme les indicateurs mais au détriment de la protection sanitaire de la population.
Dans la seconde partie dédiée à l’évolution des régimes de travail, l’auteur constate aussi l’imprégnation du scientisme qui a introduit le taylorisme en tant qu’organisation scientifique du travail louée aussi bien par le patronat que par Lénine qui y voyait « un immense progrès de la science ».
Il prend acte comme beaucoup avant lui, de la fin du compromis fordiste issu de la Première Guerre mondiale. Ce compromis du nom d’Henri Ford, octroyait aux ouvriers une part de la productivité obtenue grâce à l’organisation taylorienne du travail. Ce welfare capitalism qui élargissait le champ de la justice sociale, a mis de côté la question de l’organisation du travail en considérant qu’elle relevait de la technique et de l’efficacité et non de la justice.
La révolution numérique a conduit à penser le travail non plus sur le modèle mécanique mais sur celui de l’ordinateur. Cette mutation du régime de travail signifie la capacité de réagir en temps réel aux signaux (feedback) afin de performer les objectifs fixés par le programme. Autrement dit, leur disponibilité et réactivité rend totalement mobilisables les travailleurs. Cette mobilisation entraîne une certaine autonomie dans la manière de procéder, mais « … cette autonomie est une autonomie dans la subordination, ce qui implique moins de sécurité contractuelle et davantage de responsabilités » (p. 370).
Pour affronter ces nouveaux risques, et en guise de compensation, les droits du travailleur sont personnalisés, dans le sens où ils ne plus justifiés par l’appartenance à une profession ou à une entreprise mais sont opposables à tout employeur. Ce sont en quelque sorte des droits de tirage sociaux. Par exemple, le droit d’être soutenu dans son aptitude professionnelle, de recevoir une qualification mise à jour régulièrement, de bénéficier d’un encadrement psychologique au sein de l’entreprise.
« Comment en sortir ? »
Tel est le titre du dernier chapitre du livre.
Le statu quo parfois adopté par certains n’est pas une solution dans un environnement changeant à une vitesse exponentielle pas plus qu’une gouvernance illimitée par les nombres.
De plus, on assiste à un processus d’inversion des normes, les accords particuliers primant sur la loi générale. Les intérêts privés surplombent les intérêts publics, au prétexte que l’ensemble des vices privés engendrerait des bénéfices publics, selon la doctrine utilitariste notamment celle de Bernard Mandeville au XVIIIème siècle.
De fait le règne de la loi est renversé. Cette dernière est asservie à des calculs d’utilité individuelle. Dans cette conception, le droit est un pur produit relevant d’un savoir technique et soumis à une concurrence mondiale sur le marché des normes. Dès lors la privatisation des services publics et la déréglementation du marché du travail ne sont plus des programmes politiques mais des mesures techniques (p. 172).
La façon de penser le droit en branches établie par les juristes de la Renaissance est, selon Alain Supiot, en train de se clore et comme on l’a vu plus haut, certains indices établissent un retour des façons de faire des juristes médiévaux qui puisaient dans des principes généraux ou des règles prises de matières différentes.
Dans un autre registre, l’auteur note que « le principe de solidarité est aujourd’hui le principal obstacle auquel se heurte le Marché pour s’imposer totalement face à l’ordre juridique » (p. 414).
L’Etat a perdu « le monopole de l’organisation des solidarités » et les formes de solidarité qu’il a mises en place sont déstabilisées. Mais l’Etat « doit devenir le garant de l’articulation de la solidarité nationale avec les solidarités civiles et les solidarités internationales » (p. 416).
Pour ce faire, une première avancée serait la restauration du principe de démocratie, non seulement dans la sphère politique mise à mal par l’Union européenne mais également dans la sphère économique pour rendre à chaque travailleur « une prise sur l’objet et le sens de leur travail » (p. 416).
L’auteur pense aussi qu’un bon usage de la quantification implique un sens de la mesure que le droit, du fait qu’il est autonome dans sa sphère, peut apporter, en imposant le respect du contradictoire. On pourrait aussi ajouter selon nous, et du principe de proportionnalité et du raisonnable pour retrouver le sens des limites.
Mais comme le reprend l’auteur citant Roland Barthes « l’histoire n’assure jamais le triomphe pur et simple d’un contraire sur son contraire : elle dévoile, en se faisant des issues inimaginables, des synthèses imprévisibles ».
Nous ne saurions que recommander la lecture de cet ouvrage stimulant qui donne à réfléchir sur la mondialisation qui n’implique pas « l’uniformisation du monde sur le modèle occidental », sur les usages du droit, et bien sûr sur une gouvernance obsédée par les nombres et la quantification de l’existant, ce qui a pour effet de chosifier les humains.
Chaque chapitre contient des perles d’érudition pertinente (le nomos grec, la lex romaine, la révolution grégorienne qui sépare les pouvoirs temporels et spirituels, l’ordre rituel, l’Ecole des lois en Chine, etc …) et met en perspective les diverses thématiques. Un lecteur pressé peut à la limite ne lire que la partie l’intéressant plus particulièrement de façon séparée, mais il risque de perdre une partie de la cohérence du tout.