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Accueil du site - Repéré pour vous - Livres et revues - Travailler chez bpost. De l’esclavagisme moderne ?

Texte faisant suite à la lecture du Courrier hebdomadaire du CRISP n°2326-2327, " De La Poste à bpost : histoire d’une mutation (1991-2015)", Jean Vandewattyne, John Cultiaux, Rebecca Deruyver, 2017.

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"Chacun devrait avoir conscience que c’est une chance qu’un facteur passe chez toi, tous les matins. Sans quoi, c’est le bordel. Les gens ne font que gueuler. Les anciens sont accablés de voir ce que la Poste est devenue. Ils assistent à la démolition méthodique de tout ce qui fonctionnait, et en plus il leur faut écouter les bouffonneries des tarés sortis d’écoles de commerce qui leur expliquent comment devrait marcher la distribution du courrier alors qu’ils n’ont jamais vu un casier de tri de toutes leurs chères études". (V. Despentes, Subutex)

Dans un Courrier hebdomadaire, le CRISP nous livre le récit : « De La Poste à bpost : histoire d’une mutation (1991 – 2015) ». Le quart de siècle retracé par les auteurs est effectivement décisif pour l’avenir des services postaux belges mais il a aussi ceci d’universel qu’il est à l’image de notre société hyperconcurrentielle, capitaliste et parfois, déshumanisée. Découvrir l’histoire de La Poste à bpost, c’est un peu comme revoir l’évolution des temps depuis le Moyen-Âge à nos jours et se sentir impressionné par les changements accomplis tout en se demandant, nostalgique, si quelque chose d’essentiel n’a pas été perdu en chemin.

Venons-en aux faits. Au début de la décennie 1990, dans un monde largement dominé par les visions néolibérales, La Poste est un paquebot comptant 46285 travailleurs, la plupart à la culture syndicale fortement ancrée. Le panorama postal européen (en particulier allemand et néerlandais) est plutôt visionnaire, les opportunités technologiques d’informatisation et d’automatisation deviennent incontournables, tout comme la nécessité de moderniser l’entreprise pour faire face à la libéralisation des marchés et la fin des monopoles publics. Entre 1996 et 1999, après trois années déficitaires, l’administrateur délégué de La Poste, André Bastien (ancien chef de cabinet de Guy Coëme, par ailleurs poursuivi dans l’affaire Agusta-Dassault où il sera condamné en 1998 à six mois de prison avec sursis et 6000 francs belges d’amende) annonce sa volonté de couper dans les coûts du personnel, qui représentent 80,6 % des dépenses totales, en réduisant les effectifs et demande à l’Etat une aide financière de 334 millions d’euros. Elio Di Rupo, Ministre en charge à l’époque, conditionne ce plan à un accord avec les syndicats qui restent arcboutés sur leurs droits. C’est l’impasse.

Le retour au pouvoir des libéraux en 1999 va changer la donne. Le nouveau Ministre des Télécommunications et des Entreprises Publiques, Rik Daems (VLD) place à la tête de La Poste Frans Rombouts. C’est un top manager issu du privé dont l’ambition est de « transformer La Poste en une entreprise moderne et performante ». Il forme un tandem avec Pierre Klees, nouveau Président du Conseil d’administration, surnommé Octopus pour sa faculté à être partout en même temps. Dans le plan stratégique de Frans Rombouts, la diversification des activités occupe une place essentielle. La Poste se transforme en holding, Belgian Post Group (BPG) chapeautant une dizaine de filiales dans lesquelles le courrier privé ne représente plus qu’une petite partie. Les tensions sociales restent vives et dans une interview, le patron de La Poste parle de l’état désastreux des infrastructures qui ralentissent le rythme des changements. Concernant les conditions de travail, il parle d’esclavagisme moderne, avec des postiers « assis sur des caisses » et travaillant au milieu d’une poussière qui provoque « des pannes du matériel informatique complètement vétuste ». Au sujet de son prédécesseur, il parle d’un administrateur délégué seul face à 40000 travailleurs, ce qui aurait permis aux syndicats mieux organisés de gérer l’entreprise. En novembre 2001, interrogé par la presse qui lui demande si La Poste subira le même sort que la Sabena, Frans Rombouts répond qu’il est néfaste que le pouvoir politique dicte « sa loi », ce qui a évidemment pour effet de crisper les relations avec une partie du gouvernement. A ce climat de tensions s’ajoute l’annonce de la fermeture de 400 nouveaux bureaux de poste jugés non rentables et la relocalisation des centres de tri, réduits à trois au lieu des cinq évoqués dans le passé. En décembre 2001, invoquant des problèmes de communication et des retards pris dans la modernisation de l’entreprise, le gouvernement décide de limoger Frans Rombouts et de le remplacer par Johnny Thijs.

A son arrivée, le nouveau boss, également issu du privé mais déjà au conseil d’administration de La Poste depuis 2000, relève que sa priorité sera de « rétablir un climat de sérénité avec les partenaires tant internes qu’externes de La Poste ». Reprenant le dossier des centres de tri en main, Johnny Thijs revient au plan stratégique initial prévoyant la construction de cinq nouveaux centres de tri, avec pour objectif un niveau d’automatisation de plus de 90% au lieu des 50% en cours jusqu’alors. En échange, les syndicats concèdent des sacrifices, notamment le gel des salaires et le report de la réduction du temps de travail de 38 à 36 heures au 01 janvier 2005. Les syndicats sont tétanisés par le sort qu’a connu Sabena et se laissent plus facilement gagner par les impératifs de rentabilité dont l’entreprise a besoin.

Johnny Thijs met également fin à la politique de diversification de Frans Rombouts pour se recentrer sur les activités Mail et Retail. Au vu des changements à opérer, la mutation est fastidieuse et les comptes sont dans le rouge. Le Président Pierre Klees compare La Poste à Jurassic Park : « il y a cinquante ans que du retard a été pris ! On prend du retard dans la récupération du retard du passé ». Johan Vande Lanotte (SP.A) en poste depuis juillet 2003 déclare souhaiter voir La Poste revenir à l’équilibre budgétaire en 2004. Ce à quoi répond Johnny Thijs : « ne plus faire de perte c’est facile, il suffit de stopper tous les investissements. Mais alors, il n’y aura plus de poste belge en 2010 ». En 2004, les coûts sont finalement maîtrisés suite notamment à une réduction drastique des effectifs, la fermeture de bureaux de poste, l’ouverture de Points Poste et le développement d’une gamme de produits commerciaux. L’année 2005 apparaît encourageante et les deux dernières années du premier mandat de Johnny Thijs, en 2006 et 2007, se clôturent sur des résultats financiers très positifs. En 2006, le chiffre d’affaires a augmenté de 6% par rapport à 2005 et en 2007, il atteint 2,276 milliards d’euros, soit une hausse de 2% par rapport à 2006. Notons qu’en 2006, l’ouverture du capital au consortium formé par la poste danoise et le fonds d’investissement CVC Capital Partners aura permis à La Poste de bénéficier de capitaux frais pour poursuivre sa mutation et s’affranchir partiellement de l’Etat actionnaire. En 2009, la poste danoise se retire de l’actionnariat, réalisant une plus-value de 138 % en 36 mois. L’entrée en bourse en 2013 rapporte à CVC 812 millions et dans un second temps, 580 millions supplémentaires. La politique de dividendes de l’entreprise rapporte à l’Etat 834 millions d’euros entre 2008 et 2014.

Si bpost connait une santé florissante, elle le doit en partie au tribut que le personnel aura dû payer et paye toujours actuellement. Les licenciements secs ont été évités grâce à une pyramide des âges atrophiée parmi les travailleurs mais les conditions de travail durant un quart de siècle se sont détériorées, devenant parfois chaotiques au rythme incessant de restructurations et d’« améliorations organisationnelles », comme les multiples tentatives de déploiement du logiciel Georoute, stoppées à maintes reprises par les syndicats. Ce logiciel canadien est conçu pour calculer l’itinéraire idéal de distribution du courrier, en tenant compte de critères comme le relief du paysage, la charge de courrier, les temps alloués pour le travail et les temps de repos. Les relations avec les syndicats tournent au pugilat, en particulier avec la CSC Transcom qui par la voix de son patron André Blaise, considéré comme l’empêcheur syndical de tourner en rond, déclare qu’un « agent de 25 ans à la Côte n’effectue pas sa tournée au même pas qu’un facteur de 60 ans dans les Ardennes ». La bataille autour de la question de Georoute s’étendra de juin 2002 à décembre 2003. Mais ce qui fut plus grave, avant que le phénomène d’ubérisation arrive à nous aujourd’hui, a été l’apparition en 2010 des facteurs de quartier. Rebaptisés les facteurs low-cost, les syndicats signeront néanmoins un accord pour valider leur recrutement. Sauf la CSC Transcom qui juge inacceptable qu’un nouvel agent soit payé 20% de moins qu’un agent statutaire. Et le truculent patron syndical André Blaise de déclarer à la presse : « Même dans le privé, de tels salaires (10,57 € bruts de l’heure), ça ne se fait pas. Et c’est l’Etat qui octroie ces salaires de misère ! ». Les conditions offertes sont si peu reluisantes que bpost avoue elle-même avoir du mal à recruter. Dans certains services, le taux de turnover s’élève à 100 %.

Désirant changer son image, La Poste devient bpost le 17 janvier 2011 et se présente comme une entreprise « jeune et dynamique ». Une publicité fait les pleines pages des journaux et est distribuée à près de 4,5 millions de ménages. On y voit des facteurs qui, tels des coureurs d’un 110 mètres haies, courent et enjambent avec « ambition » et « énergie » le nouveau logo de l’entreprise. Dans la réalité, le travail du facteur, graduellement modifié suite à l’automatisation croissante du tri, se concentre alors sur la distribution du courrier, soit une moyenne de 7h et 36 minutes de travail dehors. Suite aux plaintes du personnel et des syndicats, bpost commande – dans le cadre d’une série d’initiatives destinées à améliorer le bien-être du personnel et nommée de manière follement originale bpeople… – une étude de faisabilité physique des 7h36 à l’extérieur au BLITS, un laboratoire de la VUB. Selon le professeur Bas de Geus, les conditions de travail sont faisables mais il faut « une alimentation saine, ne plus fumer et faire du sport ». Les facteurs doivent donc être à l’image de leur nouvelle société : jeunes et dynamiques… Sans augmentation de salaire.

Concernant les Points Poste, on en compte à l’heure actuelle 680 sur tout le territoire. Bpost annonce sur son site web l’atout de ce « bureau » d’un nouveau genre : « du personnel qualifié spécialement formé par bpost pour vous garantir une prestation de service irréprochable et un conseil de professionnel ». Pas plus tard qu’hier, la caissière de mon supermarché, qui doit jongler entre la « caisse rapide » et le desk postal, et qui s’excusait encore de ne pas avoir accouru assez vite à la caisse, étant retenue par une dame qui avait un recommandé à envoyer, me confiait que pour ce job de postière, elle recevait belle et bien une formation mais qu’elle aurait quand même bien aimé être payée pour cette compétence supplémentaire… Tout le bénéfice revient donc à l’enseigne de supermarché (indirectement payée par l’Etat puisqu’elle assume à sa place la mission de service universel) et pour bpost qui, d’une certaine manière, dispose d’un personnel « en noir ».

En 2014, K. Van Gerven remplace Johnny Thijs dont, grosso modo, il poursuit l’œuvre. Sur le plan financier, la situation de bpost en 2014 et 2015 est bonne. La satisfaction de la clientèle est par contre plus mitigée. La distribution du courrier souffre de nombreux couacs. Seulement 92,4% du courrier prioritaire est distribué dans les délais. Côté personnel, les politiques d’augmentation de la productivité et de diminution des coûts prévalent. La loi du 16 décembre 2015 autorise le recrutement de contractuels et le recours à la sous-traitance et aux travailleurs indépendants. Les résultats trimestriels des neufs premiers mois de l’année 2016 sont au vert et bpost clôture l’année sur un bénéfice net de 324,1 millions d’euros. En janvier 2017, la direction annonce sa décision, face à des syndicats médusés, de confier à des sous-traitants indiens une partie de ses supports informatiques.

La libéralisation totale du marché postal, intervenue en janvier 2011, aura pesé pendant des années comme une menace. Elle aura légitimé l’indispensable modernisation et privatisation de l’entreprise. Elle aura conduit les syndicats à négocier sur la défensive, dos au mur, souvent dépassés par les évènements. Quand André Blaise prend sa retraite de la direction de la CSC-Transcom en janvier 2016, il donne à la presse sa vision du futur : « L’avenir, c’est le colis et on peut demander aux facteurs de distribuer des patates, des pizzas, je serai toujours d’accord, tant que ça se fait dans de bonnes conditions de travail. Ce qui me fait peur, c’est qu’avant la fin de la législature en 2019, je suis convaincu que le capital de bpost sera majoritairement privé. Voilà le merci qu’on a obtenu du gouvernement alors que la Poste est une entreprise publique rentable, une des meilleures entreprises postales d’Europe, voire mondiale, en termes de gestion. Et on fourgue la Poste aux actionnaires privés qui seront là pour rentabiliser au maximum leur argent ».

Concluons enfin par l’introduction du Courrier hebdomadaire du CRISP. Les auteurs y signalent qu’ils préfèrent parler de mutation plutôt que de modernisation pour décrire les 25 ans de La Poste à bpost. C’est plus neutre. Parmi les lacunes citées dans leur méthodologie, ils indiquent que la plupart des sources utilisées viennent des propos tenus par les dirigeants de l’entreprise et des syndicats. Ils regrettent de ne pas avoir pu disposer de témoignages par le bas pour mieux saisir la réalité des conditions de travail. Mais ils finissent l’introduction en signalant que cette histoire-là reste à écrire.

En définitive, le Courrier du CRISP nous offre une mise en contexte de l’évolution d’une des plus grosses entreprises publiques du pays soumise, souvent à marche forcée, aux changements dûs à un marché mondialisé, et qui doit simultanément rester un service universel tel que défini par les directives européennes. Il est également frappant de constater que l’actuelle bpost a été et demeure un laboratoire commercial pour tous les nouveaux métiers émergents dans les secteurs de la distribution, de la logistique, des services bancaires mais également dans des domaines inédits. CityDepot SA par exemple qui vise à agir sur les problèmes de mobilité dans les centres-villes en créant des dépôts en périphérie. De nouvelles activités pour les facteurs comme la réalisation d’enquêtes pour des tiers comme cette enquête à Ostende dont la mission est de détecter l’isolement des personnes âgées. Ou encore CycloSafe, un service de détection des vélos volés. Toutes ces expériences "pilote" au succès relatif font de bpost une entreprise innovante constamment en prise avec les évolutions technologiques de nos sociétés. En plus de son analyse des difficultés de gestion du personnel et de communication entre les directions opérationnels et le niveau politique, le Courrier nous donne également le portrait d’un groupe mondial tentaculaire et parfois audacieux, façonné par les visions et les ambitions de ces top managers jetés, tels Icare et Dédale, dans un labyrinthe d’impossibilités.

Florence Daury