Sous la direction de Geneviève Koubi, Patricia Hennon-Jacquet et Vida Azimi, Editions Panthéon Assas, 2015.
Compte rendu par Alexandre Piraux (CERAP-ULB)
Cet ouvrage collectif consacré à la gestion des fous par le droit et l’institution psychiatrique sous toutes ses formes est nourri de contributions très riches. Nous ne pourrons malheureusement pas toutes les passer en revue pour des raisons de limite matérielle. Nous avons donc choisi au moins un des textes dans chacune des trois parties de l’ouvrage et aussi parmi les contributions qui sont apparues les plus signifiantes ou caractéristiques de la problématique, ce qui ne préjuge nullement de la pertinence des autres.
L’objet de cet ouvrage collectif est de décrire et d’analyser les liens croisés, les entrelacements entre les règles de droit et l’institution psychiatrique, à travers le temps. Ces interactions historiques entre la psychiatrie et le droit ont fait l’objet du colloque des 16 et 17 octobre 2014 organisé par l’Université Panthéon-Assas (Paris II) sous l’égide du Centre d’études et de recherches de science administrative et politique (CERSA-CNRS). La pluridisciplinarité des regards portés sur la place et le traitement de la folie dans la société enrichit l’ouvrage.
Dès l’introduction, les trois coordinatrices de l’ouvrage font observer qu’à l’aube du XXIe siècle, un rapport d’une Commission d’enquête sur la situation dans les prisons françaises constatait que « la prison est finalement souvent le seul lieu d’accueil des personnes souffrant de troubles psychiatriques graves ». Ce qui pose aussi implicitement la question du traitement des personnes dont on n’espère plus la guérison.
Pour planter le décor, elles relèvent aussi que dès le VIIe siècle, les Bîmâristân (hôpital en persan) du monde arabo-musulman ont précédé et inspiré les modèles occidentaux bien au-delà le Moyen Age.
Les malades de l’esprit y étaient traités comme des êtres humains et soignés avec l’objectif de leur réintégration sociale.
La contribution de Vida Azimi, « Le Fou dans l’administration », est particulièrement originale tant dans son sujet que dans son contenu. Elle pose en fin de compte la question iconoclaste de savoir s’il existe une psychopathologie spécifique au monde administratif. Introduire la question revient sans doute à y répondre.
L’auteure mentionne d’abord la quasi inexistence de sources et la pauvreté des éléments dans ce domaine alors que les services sont d’habitude si diserts dans leurs rapports. [1] Parmi les explications, la crainte du scandale, la protection de la dignité et la « sacralisation des fonctions » sont avancées comme éléments de réponse. Un seul ouvrage, celui du docteur Réveillé-Parise, fait état de la pathologie du fonctionnaire au sens strict. Il date de … 1839. Il ressort de ce genre d’ouvrage que l’administration en soi crée un climat anxiogène et que les services sont pour ainsi dire « des hôpitaux par anticipation » et cela ne concerne pas que les agents surnuméraires mais également le secrétaire général et même le ministre.
Vida Azimi a recours à une galerie de portraits littéraires pour éclairer son sujet, ce qui va de Messieurs les ronds-de-cuir de Georges Courteline qui est un vaudeville noir puisque les délires d’un commis Monsieur Letondu finissent par tuer son infortuné chef de service, à la nouvelle de Gogol, Journal d’un fou, ce dernier étant lui-même fonctionnaire et neurasthénique. Il semble bien à cet égard que la littérature russe regorge de fonctionnaires déments ou déséquilibrés. Cela s’expliquerait par l’écart démesuré des situations professionnelles et par le fait que les agents subalternes sont considérés comme des « hommes de petite envergure » dans le système russe de la Table des rangs (le tchin) instituée par Pierre le Grand comme une « noblesse du service » concurrençant la noblesse de sang. La contributrice retrace également trois parcours emblématiques de personnages ayant exercé des fonctions publiques soit comme haut magistrat, ou comme célèbre professeur et philosophe auprès de l’Ecole Normale Supérieure ou en qualité de simple militaire. Ces personnages ont comme point commun d’avoir à un moment donné basculé dans la folie. Ce récit de cas extrêmes ne peut qu’émouvoir, tant la dimension de la fragilité humaine de personnalités parfois très éminentes dans leur discipline, nous concerne tous potentiellement. Le rapport des trois personnages à la figure du père incarné symboliquement dans leur cocon administratif ou dans le giron de l’Etat relie les récits. L’administration est comparable à un milieu familial protecteur et en même temps dangereux.
En Europe, comme le rappelle le Professeur Jacques Chevallier dans « Heurs et malheurs de l’institution psychiatrique », l’institution psychiatrique a été édifiée à partir d’un principe d’enfermement. Ce « grand renfermement » s’est produit au milieu du XVIIe siècle. A cette époque, on interne aussi bien les insensés que les errants, les mendiants, ou les « correctionnaires » dans des « hôpitaux généraux » (le premier est fondé en 1656 à Paris) chargés d’accueillir les diverses catégories de marginaux. Il s’agit de protéger la société contre les menaces de désordre via notamment ces mesures de « police ».
Ce sont des raisons surtout économiques qui vont mettre fin au « grand renfermement » et ce dès avant la Révolution française. L’enjeu est en effet de mettre ou remettre au travail les indigents valides dans un monde qui va commencer à s’industrialiser.
Ensuite la médicalisation de la folie préconisée par les travaux des Pinel et Esquirol va confirmer en la justifiant la logique d’enfermement mais pour d’autres raisons à savoir une finalité thérapeutique. L’asile constitue une microsociété coupée de son environnement. L’existence se déroule dans le même espace-temps. La logique disciplinaire conduit à une « codification intégrale des conduites » et les règlements intérieurs tatillons produisent des comportements conformes. On se trouve donc dans un modèle d’institution totale qui sera parachevé en France par la loi de 1838.
La contribution de Jacques Chevallier montre aussi qu’en ce qui concerne l’enfermement puis l’internement, on est passé d’un contrôle quasi unique du médecin dans le sens où il y avait fusion du pouvoir médical et administratif, à un contrôle dual médecin et préfet, et enfin à un contrôle trinitaire où la figure du juge s’affiche davantage.
Le texte de Patricia Hennion-Jacquet, « La psychiatrisation du droit pénal. Entre fusion et confusion », est particulièrement engagé. Dans une époque caractérisée de façon générale par la confusion et par la fusion due à un refus ou à un déni des différences, certains seront sans doute peu surpris de découvrir que selon l’auteure, la fusion entre la psychiatrie et le droit pénal va engendrer une série de confusions. Selon Patricia Hennion-Jacquet, le durcissement de la politique criminelle contribue à l’assimilation du malade mental à un délinquant : « … poussé par le populisme pénal et le mouvement victimologiste, le législateur a orienté la politique criminelle vers une logique de l’emprisonnement ». Le juge pénal pose également de nouvelles questions sur la dangerosité et la faculté de l’accusé à recevoir des soins et à se réinsérer socialement. Or l’évaluation de la dangerosité de l’auteur d’une infraction conduit à une confusion entre folie et délinquance. L’individu est de plus en plus souvent jugé pour ce qu’il est supposé faire dans l’avenir, et non pour ce qu’il a fait.
La contribution de Geneviève Koubi, « Courts circuits circulaires du service public en santé mentale », nous apprend que « les circulaires détiennent parfois une qualité spécifique qui peut faire apparaître comme anticipatrices des réformes, préfiguratives des lois et des règlements, annonciatrices de bifurcations organisationnelles… ». L’auteure se réfère ici à deux circulaires de 1960 et 1990.
Celle du 15 mars 1960, préparée par des administrateurs convaincus par les propositions avant-gardistes de psychiatres, forme un exemple très emblématique. Elle constitue pour ainsi dire la fin des asiles et annonce une restructuration des hôpitaux psychiatriques. L’hospitalisation du malade ne constitue qu’une étape de son traitement. Cette circulaire amorce « la mutation de la psychiatrie publique ».
Une circulaire de 1990 achève cette mutation et annonce la loi du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux.
La contributrice considère que depuis la loi de 2011, un retour à la contrainte s’effectue et « destitue la notion de liberté » recouverte par une notion de protection. Ce « schéma de protection », de la société de la famille, de l’entourage, « trace une ligne de convergence entre les discours juridiques et administratifs sur la psychiatrie publique ». En tous les cas, l’évolution récente révèle une multiplication des tensions entre des droits relevant de la sphère privée (la santé mentale, la libre circulation des malades et leur réintégration sociale) et des droits appartenant à la sphère publique (la protection de la société).
Le texte de Katia Lucas, « Les transformations de la doctrine de l’administration en matière de santé mentale », est axé sur la prise en compte mondiale et européenne de la santé mentale, essentiellement dans la dimension de coût économique et social de ces pathologies. L’auteure part d’emblée du Pacte européen pour la santé mentale et le bien-être de 2008. La santé mentale est qualifiée de droit de l’homme par ce Pacte européen. Dans ce domaine, observe Katia Lucas, on constate (en France) une accélération du temps juridique et un activisme du législateur depuis 2011. La contribution décrit la récente prise en compte accrue de la vulnérabilité juridique et sociale des individus en souffrance psychique. La protection des individus est renforcée face aux mesures d’internement abusives ainsi qu’aux modalités de sa prise en charge hospitalière. Il s’agit pour les thérapeutes de travailler sur la capacité des personnes en vue de leur faire consentir aux soins, dans le cadre d’une alliance thérapeutique mais sans pour autant en faire une obligation juridique positive.
Le fil rouge des dernières lois est celui d’une logique inclusive visant à maintenir le lien social et celui d’une diversification des prises en charge médicale alternatives à l’hospitalisation. Il y a donc une gradation dans l’approche clinique des pathologies mentales et un pluralisme des modes d’intervention : soins ambulatoires, soins à domicile dispensés par un établissement accrédité, hospitalisation à domicile, séjours à temps partiel ou de courte durée à temps complet dans un établissement équivalent, etc …
Ces évolutions sont dues à différents facteurs tels qu’un changement des mentalités et des représentations sociales de la maladie mentale, les recommandations du Conseil de l’Europe et surtout, selon nous, la prise de conscience accrue des coûts de l’hospitalisation. Un rapport de la Cour des comptes de 2011 en témoigne.
Une contribution du Collectif Contrast, « La régulation des pratiques contraignantes de soin en santé mentale : perspectives pour une approche interdisciplinaire », clôt cet ouvrage. Il s’agit d’un Collectif interdisciplinaire [2] qui rassemble des chercheurs de différentes disciplines (sociologie, droit, philosophie) dans le but d’étudier les recompositions des régulations des pratiques contraignantes dans le soin, tout particulièrement dans le domaine de la santé mentale.
Ce texte relève qu’on est parti d’une forme pyramidale d’encadrement des pratiques de soin en santé mentale pour en arriver à un encadrement régulatoire faisant appel au droit souple.
En France, la loi de 1838 consacrait l’aliénisme. Celle loi donnait un mandat général aux psychiatres, portant non seulement sur des actes médicaux mais aussi sur le travail, les sources de revenus ou la gestion des biens des malades.
Ce n’est que dans les années 1960-1970 que les règles juridiques vont se diversifier et que les pratiques professionnelles se fragmenter par disciplines (mandataires judiciaires, assistants sociaux, …).
C’est aussi à la même époque que de nouvelles instances administratives plus autonomes vont être créées avec pour vocation de garantir les droits fondamentaux et d’influencer la production de normes juridiques de protection des droits. Ces nouvelles autorités administratives indépendantes, dotées d’une compétence d’expertise, contrôlent et évaluent les pratiques en santé mentale.
Le Collectif observe aussi qu’il existe de plus en plus de règles juridiques formalisant les comportements ou les relations sociales (ce qu’on appelle la juridicisation) mais que ces règles juridiques relèvent du « droit souple » et sont donc caractérisées par leur faible degré de contrainte (pas de sanction, il s’agit de susciter l’adhésion des destinataires). On assiste ainsi à une multiplication de chartes, de recommandations, de circulaires, de directives, etc ... à la valeur juridique plus ou moins floue. Si certaines pratiques liées aux actes d’aller et venir des malades sont très régulées, d’autres pratiques comme l’écoute ou l’alimentation le sont beaucoup moins.
Et la situation en Belgique ?
En Belgique, les compétences en santé mentale sont passées du ministère de la Justice à celui de la Santé publique à la fin des années 1940, confirmant par-là , de façon institutionnelle, le passage d’un régime sécuritaire visant le contrôle social à une médicalisation de la maladie mentale, dans le cadre de l’Etat-providence conférant aux individus des droits-créances, par exemple le droit aux soins psychiatriques [3].
La forme de l’Etat-réseaux, qui a succédé à la forme de l’Etat-Providence, accorde par contre beaucoup d’importance à la notion de droits-participations notamment des associations représentatives, des plates-formes de concertation en santé mentale concrétisant les droits-participations des usagers, dans notre cas les personnes malades et leur entourage. Dans ce contexte, le patient se retrouve dans un circuit de soins au sein d’un réseau de soignants [4] qui met en exergue le rôle accru du généraliste dans le dispositif de soins. Malgré tout, l’imaginaire hospitalier domine toujours les représentations sociales et le champ thérapeutique.
A ce jour, le ministre de la justice peut décider qu’après l’exécution de la peine, la personne est mise à la disposition du gouvernement s’il estime que cette personne constitue un danger pour la société ou que la réinsertion sociale n’est pas possible. Il s’agit d’une peine supplémentaire pour une période de minimum 5 ans à maximum 20 ans.
Dans le cadre de la sixième réforme de l’Etat (2011-2014), les compétences en matière de santé mentale (dont la loi de Défense sociale de 1964 organisant l’internement et la psychiatrie légale) ont été transférées de l’Etat central aux entités fédérées.
La réglementation existante reste d’application jusqu’à ce qu’une Communauté ou une Région décide de modifications ou de nouvelles règles. On peut donc augurer qu’une politique publique différente sera initiée par chaque entité fédérée du nord et du sud du pays avec des moyens financiers indexés sur la richesse de la région concernée.
On constate aussi la difficulté pour les services médico-psychosociaux d’assumer la double tâche d’expertiser et donc d’évaluer la personne et de mener avec elle un travail thérapeutique, ces deux fonctions étant absolument contradictoires.
Cette remarque renvoie à la question de l’expertise judiciaire. Comment les experts sont-ils choisis et accrédités ? Il n’y a en effet pas d’appel à candidatures ni de procédure pour objectiver et légitimer la qualité d’expert devant les Cours et tribunaux alors que les experts, selon le Docteur Michel Bataille, coordinateur à l’Etablissement de Défense sociale de Paifve (Belgique), disposent d’un pouvoir exorbitant. De surcroît, la procédure d’expertise n’est pas contradictoire.
Pour en revenir à l’ouvrage collectif, l’une de ces grandes qualités, outre la diversité et parfois l’engagement courageux des intervenants, est de nous rappeler que l’évolution des politiques en matière de santé et les formes de prise en charge de la santé mentale (asile, hôpital, habitation protégée) sont en lien direct avec la transformation des rôles de l’Etat. On retrouve aussi comme invariable le rapport entre deux logiques, celle de l’Etat et celle du savoir thérapeutique.
Cet ouvrage mérite d’être lu de manière anthropologique, c’est-à -dire comme source de réflexion pour le « parfait honnête homme » soucieux des libertés publiques mais aussi de manière plus technique par les spécialistes médicaux ou juridiques.
Selon Dostoiëvski, « Nous ne pouvons juger du degré de civilisation d’une nation qu’en visitant ses prisons ». Nous pouvons transposer cet adage et affirmer que nous pouvons juger du degré de notre civilisation en examinant le sort que nous réservons aux « fous ».
La place que nous donnons à la différence révèle notre degré de civilisation et d’humanité.